Freud : La croyance religieuse est-elle illusoire ?

Les idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par une existence future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de l’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s’élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c’est un énorme allègement pour l’âme individuelle de voir les conflits de l’enfance – conflits qui ne sont jamais entièrement résolus – lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.

FREUD, L’avenir d’une illusion, VI

Lewis : Comment existe-t-on dans le temps ?

Citation

spacetimeworm

Dire qu’une chose persiste si et seulement si, d’une manière ou d’une autre, elle existe à plusieurs moments du temps ; c’est le terme neutre.

Une chose perdure si et seulement si elle persiste en ayant différentes parties temporelles ou phases, à différents moments, bien qu’aucune de ses parties ne soit entièrement présente à plus d’un moment ; tandis qu’elle endure si et seulement si elle persiste en étant entièrement présente à plus d’un moment.

La perdurance correspond à la façon dont une route persiste dans l’espace en ayant une partie ici, une autre là, et aucune entièrement présente à deux endroits à la fois.

L’endurance correspond à la façon dont un universel, si tant est qu’il y en ait, serait entièrement présent là où et au moment où il est instancié.

David LEWIS, De la pluralité des mondes (1986), pp.309-310

Wittgenstein : Peut-on définir ce qu’est un jeu ?

§66. Considère par exemple les processus que nous nommons “jeux”. Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ?  — Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des “jeux” » — mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. — Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série. Comme je viens de le dire : ne pense pas, regarde plutôt ! — Regarde les jeux de pions par exemple, et leurs divers types de parentés. Passe ensuite aux jeux de cartes ; tu trouveras bien des correspondances entre eux et les jeux de la première catégorie, mais tu verras aussi que de nombreux traits communs aux premiers disparaissent, tandis que d’autres apparaissent. Si nous passons ensuite aux jeux de balle, ils ont encore beaucoup de choses en commun avec les précédents, mais beaucoup d’autres se perdent. — Sont-ils tous “divertissants” ? Compare le jeu d’échecs au jeu de moulin. Y a-t-il toujours un vainqueur et un vaincu, ou les joueurs y sont-ils toujours en compétition ? Pense aux jeux de patience. Aux jeux de balle, on gagne ou on perd ; mais quand un enfant lance une balle contre un mur et la rattrape ensuite, ce trait du jeu a disparu. Regarde le rôle que jouent l’habileté et la chance ; et la différence entre l’habileté aux échecs et l’habileté au tennis. Prends maintenant les rondes ; l’élément du “divertissement” y est présent, mais bien d’autres caractéristiques ont disparu ! Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances.

Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent. Des ressemblances à grande et à petite échelle.

§67.  Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’ “air de famille” ; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent. – Je dirai donc que les “jeux” forment une famille. (…)

WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques (1953), §§66-67

Wittgenstein : Peut-on comprendre le langage avant de l’utiliser ?

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§1.

« Quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu’à cette chose correspondaient les sons qu’ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer [ostendere]. Leurs volontés m’étaient révélées par les gestes du corps, par ce langage naturel à tous les peuples que traduisent l’expression du visage, le jeu du regard, les mouvements des membres et le son de la voix, et qui manifeste les affections de l’âme lorsqu’elle désire, possède, rejette, ou fuit quelque chose. C’est ainsi qu’en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j’ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils étaient les signes ; puis une fois ma bouche habituée à former ces signes, je me suis servi d’eux pour exprimer mes propres volontés.  »

[Augustin, Les Confessions, I, 8]

Ce qui est dit là nous donne, me semble-t-il, une certaine image de l’essence du langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dénomment des objets – les phrases sont des combinaisons de telles dénominations. — C’est dans cette image du langage que se trouve la source de l’idée que chaque mot a une signification. Cette signification est corrélée au mot. Elle est l’objet dont le mot tient lieu.

Augustin ne parle pas d’une différence entre catégories de mots. Qui décrit ainsi l’enseignement du langage pense d’abord, me semble-t-il, à des substantifs comme “table”, “chaise”, “pain” et aux noms propres, ensuite seulement aux noms de certaines activités et propriétés, et enfin aux autres catégories de mots comme à quelque chose qui finira bien par se trouver.

Représente-toi l’usage suivant du langage : J’envoie quelqu’un faire des courses. Je lui donne une feuille de papier où se trouvent inscrits les signes « cinq pommes rouges ». Il porte cette feuille au marchand. Celui-ci ouvre le tiroir sur lequel est inscrit le signe “pommes”, puis il cherche dans un tableau  le mot “rouge”, qu’il trouve en face d’un échantillon de couleur. Après quoi il énonce la suite des noms de nombres jusqu’à “cinq” – je suppose qu’il la connaît par cœur —, et à l’énoncé de chaque nombre, il prend dans le tiroir une pomme de la couleur de l’échantillon. — C’est ainsi, ou de façon analogue, qu’on opère avec les mots. — « Mais comment sait-il où chercher le mot “rouge” et la façon de le faire, et comment sait-il ce qu’il doit faire du mot “cinq” ? » — Je suppose qu’il agit comme je viens de le décrire. Les explications ont bien quelque part un terme. — Mais quelle est la signification du mot “cinq” ? — Ici, il n’était question de rien de tel, mais seulement de la manière dont “cinq” est employé.

WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques (1953), §1

Arendt : La désobéissance civile porte-t-elle atteinte à la loi ?

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Il existe une différence essentielle entre le criminel qui prend soin de dissimuler à tous les regards ses actes répréhensibles et celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. Cette distinction nécessaire entre une violation ouverte et publique de la loi et une violation clandestine a un tel caractère d’évidence que le refus d’en tenir compte ne saurait provenir que d’un préjugé allié à de la mauvaise volonté. Reconnue désormais par tous les auteurs sérieux qui abordent ce sujet, cette distinction est naturellement invoquée comme un argument primordial par tous ceux qui s’efforcent de faire reconnaître que la désobéissance civile n’est pas incompatible avec les lois et les institutions publiques (…). Le délinquant de droit commun par contre, même s’il appartient à une organisation criminelle, agit uniquement dans son propre intérêt ; il refuse de s’incliner devant la volonté du groupe, et ne cédera qu’à la violence des services chargés d’imposer le respect de la loi. Celui qui fait acte de désobéissance civile, tout en étant généralement en désaccord avec une majorité, agit au nom et en faveur d’un groupe particulier. Il lance un défi aux lois et à l’autorité établie à partir d’un désaccord fondamental, et non parce qu’il entend personnellement bénéficier d’un passe-droit. 

Hannah ARENDT, Du Mensonge à la violence (1972)

Questions :

  1. Dégager l’idée principale du texte et montrer comment elle est établie.
  2. Expliquer : a) « celui qui fait acte de désobéissance civile en défiant les autorités et s’institue lui-même porteur d’un autre droit. » ; b) « [il y a une] distinction nécessaire entre une violation publique et  ouverte de la loi et une violation clandestine » ; c) « Le délinquant de droit commun, (…) agit uniquement dans son propre intérêt ».
  3. Désobéir aux lois peut-il être juste?

Sujet tombé au Baccalauréat à Pondichery, 2017

Hegel : L’Histoire des hommes a-t-elle un sens ?

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Nous avons dit que l’objet de l’Esprit n’est autre que lui-même. Il n’y a rien de plus haut que l’Esprit, rien ne saurait être plus digne que lui de devenir son objet. L’Esprit ne peut trouver la paix, il ne peut s’occuper de rien avant de connaître ce qu’il est […]. L’Esprit doit donc parvenir au savoir de ce qu’il est vraiment et objectiver ce savoir, le transformer en un monde réel et se produire lui-même objectivement. C’est là le but de l’histoire universelle. L’essentiel est ici que ce but soit un résultat.
L’Esprit n’est pas un être naturel, comme l’animal qui est ce qu’il est immédiatement. L’Esprit se produit lui-même, il se fait lui-même ce qu’il est. Son être n’est pas existence en repos, mais activité pure : son être est d’avoir été produit par lui-même, d’être devenu pour lui-même, de s’être fait par soi-même. Pour exister vraiment il faut qu’il ait été produit par lui-même : son être est le processus absolu. Ce processus, médiation de lui-même avec lui-même et par lui-même (et non par un autre), implique que l’Esprit se différencie en Moments distincts, se livre au mouvement et au changement et se laisse déterminer de diverses façons. Ce processus est aussi, essentiellement, un processus graduel, et l’histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l’Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette connaissance de soi. Le devoir suprême, l’essence de l’Esprit, est de se connaître soi-même et de se réaliser. C’est ce qu’il accomplit dans l’histoire : il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques. Chacun de ces peuples exprime une étape, désigne une époque de l’histoire universelle. Plus profondément : ces peuples incarnent les principes que l’Esprit a trouvés en lui et qu’il a dû réaliser dans le monde. Il existe donc entre eux une connexion nécessaire qui n’exprime rien d’autre que la nature même de l’Esprit. L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle.

HEGEL, La Raison dans l’Histoire, 2e ébauche, Chap. II, 1e partie, éd. 10/18, pp. 96-97

Hegel : L’Histoire accomplit-elle nos désirs ?

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Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur oeuvre. Il appert* par la suite qu’ils ont eu raison, et que les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire. Car l’oeuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté. Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur oeuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.

HEGEL, La Raison dans l’histoire, II, 2 (“Les moyens de la réalisation”),
coll. 10/18, p. 123

* “il appert que” = il apparaît avec évidence que.

Hegel : L’Histoire est-elle influencée par les passions individuelles ?

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Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l’élément substantiel, le droit n’en est pas troublé. Il en va de même pour l’ordre du monde. Ses éléments sont d’une part les passions, de l’autre la Raison. Les passions constituent l’élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l’ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l’Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu’elles n’aspirent qu’à leur propre intérêt. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l’action je suis moi-même, c’est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L’intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s’ensuit pas qu’il soit opposé à l’Universel. L’Universel doit se réaliser par le particulier. Continuer la lecture

Hegel : Peut-on tirer des leçons de l’Histoire ?

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On recommande aux rois, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider: les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent; il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité.

HEGEL, La raison dans l’histoire

Cournot : L’histoire est-elle une science ?

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Ce qui fait la distinction essentielle de l’histoire et de la science, ce n’est pas que l’une embrasse la succession des événements dans le temps, tandis que l’autre s’occuperait de la systématisation des phénomènes, sans tenir compte du temps dans lequel ils s’accomplissent. La description d’un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s’enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l’expérience est du domaine de la science et non de l’histoire.
La science décrit la succession des éclipses, la propagation d’une onde sonore, le cours d’une maladie qui passe par des phases régulières, et le nom d’histoire ne peut s’appliquer qu’abusivement à de semblables descriptions ; tandis que l’histoire intervient nécessairement (lorsque à défaut de renseignements historiques il y a lacune inévitable dans nos connaissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie, dans son état d’imperfection actuelle, ne suffit pas pour expliquer les phénomènes, mais que même la théorie la plus parfaite exigerait encore le concours d’une donnée historique.
S’il n’y a pas d’histoire proprement dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi, et sans concours accidentel d’influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n’y a pas non plus d’histoire dans le vrai sens du mot, pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux.
Ainsi les registres d’une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois piquant pour la curiosité, mais ne constitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans s’enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l’Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu’ils venaient à leur connaissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot, quoiqu’ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique.

COURNOT, Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique (1851)