Bachelard : Que faire des préjugés scientifiques ?

Gaston_Bachelard_1965

La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l’esprit même fait obstacle à la spiritualisation.(…) Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. (…)

Dans l’éducation, la notion d’obstacle pédagogique est méconnue. J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de science, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion. Les professeurs de science imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point par point.  Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive en classe de physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne.

Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreur. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau.  Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps complètement immergé obéissent à la même loi. Ainsi toute culture scientifique doit commencer par une catharsis* intellectuelle et affective.

Gaston BACHELARD, La formation de l’esprit scientifique (1938), chapitre 1

*catharsis = purification.

Questions de compréhension :

  1. Expliquez pourquoi : “on connaît contre une connaissance antérieure” (§1).
  2. Pourquoi “l’obstacle pédagogique” (§2) est-il une sorte de préjugé ?
  3. D’après ce texte, le scientifique peut-il avoir des préjugés ? Pourquoi ?

Burke : Avons-nous besoin de préjugés ?

Burke est un philosophe irlandais qui s’inscrit dans le mouvement des Anti-Lumières, opposants à la Révolution française.

Vous voyez, Monsieur, que dans ce siècle de lumières, je ne crains pas d’avouer que chez la plupart d’entre nous les sentiments sont restés à l’état de nature ; qu’au lieu de secouer tous les vieux préjugés, nous y tenons au contraire tendrement et j’ajouterai même, pour notre plus grande honte, que nous les chérissons parce que ce sont des préjugés – et que plus longtemps ces préjugés ont régné, plus ils se sont répandus, plus nous les aimons. C’est que nous craignons d’exposer l’homme à vivre et à commercer avec ses semblables en ne disposant que de son propre fonds de raison, et cela parce que nous soupçonnons qu’en chacun ce fonds est petit, et que les hommes feraient mieux d’avoir recours, pour les guider, à la banque générale et au capital constitué des nations et des siècles. (…) En cas d’urgence le préjugé est toujours prêt à servir ; il a déjà déterminé l’esprit à ne s’écarter jamais de la voie de la sagesse et de la vertu, si bien qu’au moment de la décision, l’homme n’est pas abandonné à l’hésitation, travaillé par le doute et la perplexité. Le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d’actions isolées.

BURKE, Réflexions sur la révolution de France (1790), p.110

Questions de compréhension :

  • Pourquoi “chérissons-nous” les préjugés selon Burke ?
  • Selon Burke, vaut-il mieux suivre sa raison ou ses préjugés ? Pourquoi ?
  • Expliquez pourquoi, selon Burke, “le préjugé fait de la vertu une habitude et non une suite d’actions isolées”.