Dans la République, Socrate explique les raisons pour lesquelles il est préférable de bannir le poète de la cité idéale.
Socrate cherche à imaginer la cité idéale, et il revient avec Glaucon sur les raisons pour lesquelles il est préférable d’en bannir les poètes.
SOCRATE : Un homme de valeur, s’il lui arrive de subir un coup du sort, comme de perdre son fils ou quelque chose à quoi il tient par-dessus tout, nous avons prétendu à ce moment-là qu’il le supporterait plus facilement que les autres.
GLAUCON : Assurément.
SOCRATE : Eh bien, examinons à présent le point suivant en ce qui le concerne : n’éprouvera-t-il aucune souffrance ? Ou, si cela est impossible, pourra-t-il modérer son chagrin ?
GLAUCON : C’est plutôt cette hypothèse qui est la vraie.
SOCRATE : Et maintenant, sur ce point, dis-moi : luttera-t-il contre son chagrin, et y résistera-t-il plutôt quand il sera exposé au regard des gens de son rang, ou lorsqu’il sera seul et livré à lui-même dans son intimité ?
GLAUCON : Il le supportera bien plus lorsqu’il sera sous le regard des autres.
SOCRATE : Mais dans sa solitude, il osera, je pense, multiplier les plaintes dont il rougirait si on devait les entendre, et il fera bien des choses qu’il serait confus qu’on le voie faire.
GLAUCON : Oui, c’est ainsi.
SOCRATE : Or ce qui l’enjoint de résister à sa peine, n’est-ce pas la raison et la loi, et ce qui le porte au chagrin, n’est-ce pas l’épreuve de la souffrance elle-même?
GLAUCON : C’est vrai.
SOCRATE : Mais lorsque deux poussées inclinant en sens contraire se produisent simultanément dans l’être humain à l’égard du même objet, nous disons qu’il y a nécessairement deux parties en lui.
GLAUCON : Forcément. (…)
SOCRATE : Donc, il y a d’une part l’élément qui est disposé à une imitation multiple et bariolée, c’est l’élément excitable, et d’autre part le caractère réfléchi et serein, toujours égal à lui-même. Celui-ci ne peut être imité facilement, et si on le représente, il n’est pas aisé de le reconnaître, surtout s’il s’agit d’une foule assemblée pour la fête ou de toutes sortes de gens réunis au théâtre, car cette imitation leur présente un état d’esprit qui leur est étranger.
GLAUCON : Oui, assurément.
SOCRATE : Le poète imitateur de son côté, manifestement, n’est pas naturellement porté vers ce principe rationnel de l’âme et, s’il veut maintenir sa réputation auprès du grand nombre, son savoir-faire ne tend pas à le conforter. Il vise plutôt le caractère excitable et bariolé, du fait qu’il est facile à imiter.
GLAUCON : Évidemment.
SOCRATE : (…) Et c’est ainsi que nous aurions déjà un motif juste de ne pas l’accueillir dans une cité qui doit être gouvernée par de bonnes lois : il éveille cette partie excitable de l’âme, il la nourrit et, en la fortifiant, il détruit le principe rationnel, exactement comme cela se produit dans une cité lorsqu’on donne le pouvoir aux méchants : on leur abandonne la cité et on fait périr les plus sages. De la même façon, nous dirons que le poète imitateur instaure dans l’âme individuelle de chacun une constitution politique mauvaise : il flatte la partie de l’âme qui est privée de réflexion, celle qui ne sait pas distinguer le plus grand du plus petit et qui juge que les mêmes choses sont tantôt grandes, tantôt petites, il fabrique artificiellement des simulacres, et il se tient absolument à l’écart du vrai.
GLAUCON : Assurément.
SOCRATE : Ce n’est pourtant pas encore l’accusation la plus grave que nous formulerons contre la poésie. C’est en effet le mal qu’elle est en mesure de causer aux gens de valeur — et seul un petit nombre fait exception — qui est pour ainsi dire le plus terrifiant.
GLAUCON : Ce l’est certainement, si elle produit cet effet.
SOCRATE : Prête l’oreille et tu pourras en juger. Quand les meilleurs d’entre nous entendent Homère ou quelque autre poète tragique imitant un de ces héros accablés par le malheur qui déclame une longue complainte mêlée de gémissements, ou quand on voit ces héros qui chantent en se frappant la poitrine, tu sais bien que nous éprouvons du plaisir et que nous nous laissons prendre à les suivre et à partager leur souffrance, et que nous mettons tout notre sérieux à faire l’éloge du bon poète, c’est-à-dire de celui qui a le mieux réussi à nous mettre dans un tel état.
GLAUCON : Je le sais, comment ne pas le savoir ?
SOCRATE : Mais quand un chagrin personnel survient à l’un d’entre nous, as-tu remarqué que nous nous targuons du contraire, c’est-à-dire de nous montrer capables de demeurer calmes et de l’endurer, parce que cette attitude est celle d’un homme, alors que l’autre, celle que nous louions à l’instant, convient à une femme.
GLAUCON : Je l’ai remarqué.
SOCRATE : Alors, cet éloge est-il acceptable ? Avons-nous raison de regarder un homme auquel on refuserait d’être identifié, et dont on aurait plutôt honte, et de lui trouver du charme et d’en faire l’éloge, au lieu d’éprouver du dégoût à son endroit ?
GLAUCON : Non, par Zeus, cela ne me semble pas raisonnable.
SOCRATE : En effet, surtout si tu examines la chose comme suit.
GLAUCON : Comment ?
SOCRATE : Si tu réfléchis au fait que la partie de l’âme que nous cherchions tantôt à contenir par la force, dans les circonstances de nos malheurs personnels — cette partie qui est assoiffée de larmes et portée à se lamenter sans retenue, jusqu’à l’épuisement, parce qu’il est dans sa nature d’éprouver de tels désirs — est justement la partie que viennent assouvir et combler les poètes, tandis que la partie de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, parce qu’elle n’a pas été suffisamment formée par la raison et l’habitude, relâche sa surveillance sur cette partie encline à la lamentation, à la pensée que ce sont des sentiments qui lui sont étrangers qu’elle regarde en spectatrice, et qu’il n’y a rien de honteux pour elle à se répandre en éloges et à montrer de la compassion pour un autre homme qui pose comme un homme de bien et s’afflige de manière inopportune ; si tu réfléchis au fait qu’au contraire elle croit en tirer un profit, le plaisir, et qu’elle ne consentirait pas à s’en priver en rejetant l’ensemble de l’oeuvre poétique, tu verras, je pense, que bien peu de gens sont en mesure de se rendre compte que la jouissance passe nécessairement des affections des autres à celles qui nous sont propres. Après avoir nourri et fortifié notre sentiment de pitié dans les affections des autres, il n’est guère facile de le contenir dans les sentiments que nous éprouvons personnellement.
GLAUCON : C’est tout-à-fait vrai. (…)
SOCRATE : Et à l’égard des choses de l’amour, de la passion et de tout ce qui dans l’âme touche au désir, à la peine et au plaisir qui accompagnent, disons-nous, l’ensemble de notre activité, n’est-ce pas ici encore le même argument ? C’est l’imitation poétique qui produit en nous les effets de cette nature. Elle nourrit toutes ces choses en les irriguant, alors qu’il faudrait les assécher ; elle les installe de façon à nous diriger, alors qu’il faudrait les soumettre, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux et non pires et misérables.
PLATON, République, X 603e-606d
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