Garcia : L’amour peut-il être fondé sur le consentement ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

Manon GARCIA, La conversation des sexes (2021), pp.203-211 
chapitre 6 : Le sexe non consenti est‑il du viol ?

Le problème est le suivant : si le viol est régulièrement commis par des gens avec qui on peut avoir (et avec qui, parfois, on a) des relations sexuelles « normales » et que ces relations « normales » puissent inclure des relations sexuelles obtenues par des pressions, des formes de chantage affectif, comment distinguer le sexe du viol ou de l’agression sexuelle ?

La réponse qui semble aujourd’hui aller de soi, et qui fait désormais fonction de définition juridique dans nombre de pays, consiste à dire que le viol est le sexe pénétratif (ou bucco-génital) non consenti. Mais qu’est-ce que « non consenti » signifie exactement ?

Quel consentement ?

Lorsque l’on dit que tout rapport sexuel non consenti est un viol, le premier problème qui se pose est de savoir ce que l’on entend par « consentement ». Il semble aller de soi qu’on ne peut pas, dans ce cas, faire référence à une conception positive du consentement comme celle que l’on a étudiée à partir de Kant et qu’ici « consentement » fait référence à un accord qui appartient au registre de la permission (soit la définition formelle et héritée du libéralisme identifiée au chapitre 2). Si on cherche à décrire exactement ce qu’il se passe dans ce contexte, lorsqu’on consent à un acte sexuel, on donne à quelqu’un un droit qu’il n’avait pas de nous toucher et nous pénétrer. On renonce donc à une certaine protection de notre intégrité physique et on autorise une personne à faire quelque chose qui serait, normalement, une atteinte à celle-ci.

Mais la question de savoir quelles sont les conditions pour qu’une telle permission soit donnée est complexe. La première, qui occupe beaucoup de philosophes, est de savoir quelle est l’ampleur du consentement. Le philosophe Tom Dougherty prend l’exemple de quelqu’un qui dirait à son invité « Fais comme chez toi ». L’invité sait intuitivement que cela lui donne la permission, par exemple, de se servir un verre d’eau mais que cela ne l’autorise pas à vendre les meubles de son hôte. De la même façon, consentir à coucher avec quelqu’un ne signifie pas que l’on consente à n’importe quelle pratique sexuelle initiée par cette personne. Cela a évidemment des conséquences fondamentales sur la question de savoir comment on peut inférer le consentement d’une personne : il ne va pas de soi que consentir à des caresses ou à une pénétration digitale implique que l’on consente à une pénétration pénienne. Et si l’on entend qu’entrer dans la chambre d’un homme vaudrait consentement au sexe, l’immense majorité des hommes ne pensent pas, par exemple, que leur partenaire ait le droit de pénétrer digitalement leur anus sans leur demander leur avis au nom du fait qu’ils auraient accepté un rapport sexuel.

La deuxième question est celle de savoir si le consentement est produit par une attitude mentale ou par une certaine forme de communication. Quand on pense le consentement comme la manifestation de l’autonomie de la volonté, on se le représente comme une attitude mentale (c’est-à-dire le fait de faire un choix mentalement). Consentir, ce serait être d’accord, donc penser qu’on est d’accord sans nécessairement avoir besoin de le dire. Pourtant, il nous semble évident que même si je suis d’accord pour qu’une amie emprunte mon vélo, elle n’a pas le droit de prendre ce vélo sans que je lui aie donné mon accord. Les défauts d’information mettent en lumière un autre problème : si mon consentement est uniquement le fruit de mon intention de consentir, que je consente à ce rapport sexuel parce que je pense, par exemple, que la personne avec qui je couche est célibataire et que cette personne soit en fait mariée, alors cela signifierait que je n’ai pas consenti à ce rapport sexuel. On voit ici que l’argument pourrait être utilisé pour dire qu’il ne peut y avoir consentement si le processus de séduction a impliqué des mensonges ou des omissions – ce qui est généralement le cas ! S’il peut être légitime de considérer que l’écart entre ma croyance et la réalité a un impact sur la qualité morale du rapport sexuel (en particulier dans le cas de mensonges visant à obtenir le consentement), on ne peut pas penser que cet écart suffise à parler de viol. Et cela accrédite l’idée que le consentement nécessite d’être communiqué, c’est-à‑dire qu’il faut que la personne qui consent exprime son consentement et que ce consentement soit reçu, comme tel, par la personne à qui il est destiné. Comme le montre Dougherty, la situation la plus satisfaisante consiste à considérer que le consentement « implique d’adopter délibérément un comportement qui exprime sa volonté ».

Si l’on accepte que le consentement ne peut être seulement une attitude mentale et qu’il doit donc être communiqué, on reconnaît nécessairement que l’idée communément admise selon laquelle le consentement pourrait être inféré sur la base de « Qui ne dit mot consent » n’est pas valable, puisqu’on ne peut pas considérer que ne rien dire constitue toujours une forme d’acquiescement. Il faut qu’une action ait lieu, en l’occurrence une expression de consentement, pour qu’il y ait consentement. Cela signifie, au minimum, que le consentement sexuel doit être conçu comme positif ou affirmatif, c’est-à‑dire qu’il faut qu’il y ait une expression active du consentement pour qu’on puisse véritablement parler de consentement sexuel.

Mais la communication ne se réduit pas à l’expression, elle implique aussi une réception. Cet aspect de la communication du consentement a tendance à être passé sous silence dans les discussions sur le consentement, compris comme quelque chose que les femmes donneraient aux hommes. Pour qu’il y ait véritablement consentement, il faut que la volonté de la personne consentante, manifestée par une communication active, soit adéquatement reçue par la personne à qui elle est destinée. Et pour cela il faut deux choses : que le destinataire interprète le comportement expressif  en fonction des informations à sa disposition et qu’il s’enquière de ce qui peut éventuellement lui manquer pour interpréter adéquatement la situation. Dougherty prend l’exemple du consentement d’un patient à une procédure médicale : il faut que le médecin ait de bonnes raisons de penser que le patient a compris exactement ce qu’était la procédure (en la lui décrivant par exemple) pour qu’il puisse considérer que la signature du formulaire d’accord est valable.

Non-consentement et viol

(…) En somme, le problème est le suivant : ou bien on considère que tout rapport sexuel pénétratif auquel aucun des partenaires ne s’est opposé est consenti, et dans ce cas il semble vraisemblable que toute interaction non consentie est un viol, ou bien on considère que le consentement est davantage que la non-résistance ou l’acquiescement passif et qu’il faut qu’il soit communiqué, auquel cas il y a une différence entre le sexe non consenti et le viol.

La première solution n’est pas satisfaisante pour une série de raisons. La première, soulignée par nombre de psychologues, de médecins, de féministes est celle de la sidération : la paralysie fait partie des réflexes de défense humains de base et elle est observée chez un nombre considérable de victimes d’agressions sexuelles. Outre ce réflexe physique de paralysie, d’autres raisons peuvent faire qu’une femme ne soit pas capable de refuser un rapport sexuel. La plus évidente est la menace de violence physique : la prévalence de la violence masculine contre les femmes, le savoir communément partagé par les femmes que beaucoup d’hommes n’hésitent pas à recourir à la violence physique lorsqu’ils n’obtiennent pas les faveurs sexuelles auxquelles ils estiment avoir droit, ainsi que l’impossibilité de savoir si elles ont affaire à un de ces hommes font que les femmes ont de bonnes raisons d’avoir peur d’être non seulement violées mais battues si elles s’opposent à un rapport sexuel qu’elles ne veulent pas. D’autre part, exiger qu’une personne dise « non » pour refuser un rapport sexuel va à l’encontre non seulement des normes sociales de communication mais aussi des normes de féminité. Nicola Gavey mentionne un entretien dans lequel une femme lui dit :

Pourquoi je ne peux pas dire non ? […] J’ai trouvé très difficile dans le passé de dire non à un homme qui veut coucher avec moi. Très difficile. Pratiquement impossible, en fait.

 Gavey, Just Sex ? The Cultural Scaffolding of Rape (2005)

Et Gavey éclaire cette difficulté à l’aide des études d’analyse de la conversation. Cette littérature montre que les slogans contre les violences sexuelles consistant à inviter les jeunes femmes à « juste dire non » sont problématiques parce qu’ils ne prennent pas en compte la façon dont les refus sont habituellement communiqués dans la vie normale. Dans nos échanges quotidiens, « non » n’est pas la réponse normale – c’est une réponse « non préférée », pour reprendre le vocabulaire technique – à une proposition. On utilise préférentiellement les silences, les compliments, les acceptations faibles (« hmmm… pourquoi pas ? ») plutôt que de dire simplement « non », et dire « non » risque par conséquent d’être perçu comme une réponse très abrupte voire blessante, ce qui renforce le risque de violence et le contraste entre une telle réponse et les normes de féminité. En effet, refuser clairement un rapport sexuel implique de mettre en avant sa volonté, son intégrité physique et de ne pas se comporter de manière gentille et accommodante, ce qui va exactement contre la façon dont les femmes sont éduquées à se comporter. Cette analyse permet de comprendre que lorsque l’on attend qu’une femme dise « non » si elle ne veut pas, cette attente est déraisonnable parce qu’elle est trop coûteuse.

Pour toutes ces raisons, il est clair que le risque est grand qu’une femme ne puisse pas refuser un rapport sexuel que, pourtant, elle ne veut pas. Et cela crée une seconde raison pour laquelle considérer qu’il n’y a viol que lorsqu’une personne dit « non » est problématique : une telle conception du viol fait implicitement porter la responsabilité de l’occurrence du viol sur la victime. En effet, à dire qu’il y a viol si la victime n’a pas dit « non », on signifie que ce qui donne lieu au crime ne provient pas de l’acte lui-même ou de celui qui le commet, mais de l’absence de réaction de la victime, qui aurait dû réagir si elle ne voulait pas qu’il se produise. C’est alors sa faiblesse qui est vue comme la cause du crime et non pas l’intention criminelle de la personne qui le commet, ce qui rajoute à l’injustice du crime lui-même.

Il est courant d’entendre que les femmes devraient dire « non » parce que ce serait la meilleure façon d’éviter un malentendu et que le malentendu serait couramment à l’origine des plaintes pour viol. Effectivement de nombreuses études ont fait état d’un décalage très grand entre les signaux d’intérêt sexuel ou non que les femmes disaient envoyer et ceux que les hommes recevaient. On a pendant longtemps pensé que les normes de genre créaient des effets de malentendu entre les sexes qui conduisaient les hommes à régulièrement voir une intention sexuelle là où les femmes n’en avaient pas. Les expressions du consentement et du non-consentement devaient par conséquent être le plus claires possible pour éviter ces malentendus. En réalité, les études faites en laboratoire montrent que les hommes et les femmes mis devant les mêmes scénarios interprètent les situations de la même façon, sans que les hommes échouent à comprendre les refus. Par ailleurs, le fait qu’un nombre considérable de violeurs aient commis plusieurs viols, sur plusieurs victimes va à l’encontre de l’hypothèse du viol comme malentendu. Il n’y a pas de malentendu ni de problème de communication du consentement, les violences sexuelles proviennent du fait que les hommes décident d’ignorer le non-consentement des personnes à qui ils imposent du sexe.

Puisqu’il n’est donc pas tenable de considérer que tout rapport sexuel auquel aucun des partenaires n’a dit « non » est consenti, il faut concevoir que le consentement est davantage que la non-résistance ou l’acquiescement passif et qu’il faut qu’il soit communiqué. Le problème d’une telle conception est qu’elle n’est pas compatible avec l’idée que tout sexe non consenti est du viol. En effet, prenons l’exemple de Sam et Raph qui se rencontrent dans une fête, quittent la fête ensemble, vont chez Sam et ont un rapport sexuel initié par Raph. Il se trouve que Sam était d’accord pour avoir un rapport sexuel avec Raph mais Sam a laissé Raph prendre toutes les initiatives, n’a manifesté aucune réticence mais n’a pas non plus manifesté d’enthousiasme. On peut considérer – on y reviendra – que Raph a eu tort de ne pas demander à Sam son accord et que Sam peut avoir vécu cette expérience comme une violation, mais dire qu’une telle situation est un viol est un emploi trop éloigné de l’emploi courant du terme de « viol » pour être efficace.

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