Spinoza : L’amour mène-t-il nécessairement à la haine ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

SPINOZA, Éthique (1677), partie III “De l’origine et la nature des affects”propositions 6, 9-17, 22-24, 27-44 (traduction B. Pautrat, Seuil 1988)

Proposition 6 Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. (…)

Prop. 9 L’esprit, en tant qu’il a tant des idées claires et distinctes que des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de cet effort qu’il fait

Prop.9_scolie Cet effort [conatus], quand on le rapporte à l’esprit seul, s’appelle volonté ; mais, quand on le rapporte à la fois à l’esprit et au corps, on le nomme appétit, et il n’est, partant, rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent  à sa conservation ; et par suite un homme est déterminé à les faire. Ensuite, entre l’appétit et le désir il n’y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leurs appétits, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi : le désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit. Il ressort donc de tout cela que, quand nous désirons une chose, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous la désirons.

Prop.10 Une idée qui exclut l’existence de notre corps ne peut se trouver dans notre esprit, mais lui est contraire.

Prop.11 Toute chose qui augmente ou diminue, aide ou contrarie, la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette même chose augmente ou diminue, aide ou contrarie, la puissance de penser de notre esprit.

Prop.11_scolie Nous voyons donc que l’esprit peut pâtir de grands changements, et passer à une perfection tantôt plus grande, tantôt moindre, et ce sont ces passions qui nous expliquent les affects de joie et de tristesse. Par joie j’entendrai donc une passion par laquelle l’esprit passe à une plus grande perfection. Et, par tristesse, une passion par laquelle il passe à une perfection moindre. (…)

Prop.12 L’esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps.

Prop.13 Quand l’esprit imagine ce qui diminue ou contrarie la puissance d’agir du corps, il s’efforce, autant qu’il peut, de se souvenir de choses qui en excluent l’existence.

Prop.13_corollaire De là suit que l’esprit a de l’aversion à imaginer ce qui diminue ou contrarie sa puissance et celle du corps.

Prop.13_scolie Par là, nous comprenons clairement ce qu’est l’amour, et ce qu’est la haine. À savoir, que l’amour n’est rien d’autre qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure, et la haine, rien d’autre qu’une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. Nous voyons, ensuite, que qui aime, nécessairement s’efforce d’avoir en sa présence la chose qu’il aime, et de la conserver ; et que, au contraire, qui hait s’efforce d’éloigner la chose qu’il a en haine, et de la détruire. Mais on parlera de tout cela plus longuement dans la suite.

Prop.14 Si l’esprit a une fois été affecté par deux affects à la fois, lorsque plus tard l’un des deux l’affectera, l’autre l’affectera aussi.

Prop.15 N’importe quelle chose peut être par accident cause de joie, de tristesse ou de désir. (…)

Prop.16 De cela seul que nous imaginons qu’une chose a une ressemblance avec un objet qui affecte habituellement l’esprit de joie ou bien de tristesse, nous aimerons cette chose ou bien nous l’aurons en haine.

Prop.17 Si nous imaginons qu’une chose, qui nous affecte habituellement d’un affect de tristesse, a quelque ressemblance avec une autre, qui nous affecte habituellement d’un affect de joie de grandeur égale, nous aurons cette chose en haine et en même temps nous l’aimerons.

Prop.17_scolie Cet état de l’esprit, qui naît de deux affects contraires, s’appelle un flottement de l’âme, lequel, partant, est à l’affect ce qu’est le doute à l’imagination. (…)

Prop.22 Si nous imaginons que quelqu’un affecte de joie/tristesse une chose                   que nous aimons, nous serons affectés d’amour/haine à son égard.

Prop.23 Qui imagine affecté de tristesse/joyeux ce qu’il a en haine, sera joyeux/triste ; et l’un et l’autre affect sera plus ou moins grand selon que l’affect contraire est plus ou moins grand dans ce qu’il a en haine.

Prop23_scolie Cette joie ne peut guère être solide et aller sans conflit de l’âme. Car en tant qu’il imagine affectée d’un affect de tristesse/joie une chose semblable à lui, en cela il doit être triste/joyeux. Mais ici, nous prêtons attention seulement  à la haine.

Prop.24 Si nous imaginons que quelqu’un affecte de joie/tristesse une chose que nous avons en haine, nous serons affectés de haine/joie aussi à son égard.

Prop.24_scolie Ces affects de haine et leurs semblables se rapportent à l’envie, qui pour cette raison n’est rien d’autre que la haine elle-même, en tant qu’on considère qu’elle dispose l’homme à se réjouir du mal d’autrui, et au contraire, à s’attrister de son bonheur. (…)

Prop.27 De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, et que nous n’avons poursuivie d’aucun affect, affectée d’un certain affect, nous sommes par là affectés d’un affect semblable.

Prop.27_corollaire 1 Si nous imaginons que quelqu’un affecte de joie/tristesse une chose semblable à nous, nous serons affectés d’amour/haine à son égard. (…)

Prop.29 Nous nous efforcerons également de faire tout ce que nous imaginons que les hommes considèrent avec joie, et au contraire nous aurons de l’aversion à faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion.

Prop.30 Si quelqu’un a fait quelque chose qu’il imagine affecter tous les autres de joie/tristesse, il sera affecté de joie/tristesse, accompagnée de l’idée de lui-même comme cause, autrement dit, il se contemplera lui-même avec joie/tristesse.

Prop.31 Si nous imaginons que quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine, quelque chose que nous-mêmes aimons, désirons, ou avons en haine, par là même nous aimerons, etc. la chose avec plus de constance. Et, si nous imaginons qu’il a en aversion ce que nous aimons, ou inversement, alors nous pâtirons d’un flottement de l’âme.

Prop.32 Si nous imaginons que quelqu’un jouit d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire qu’il ne la possède plus.

Prop.33 Quand nous aimons une chose semblable à nous, nous nous efforçons, autant que nous pouvons, de faire qu’elle nous aime en retour. (…)

Prop.35 Si quelqu’un imagine que la chose aimée joint à elle-même un autre, du même lien d’amitié ou bien d’un plus étroit que celui qui faisait qu’il était seul à la posséder, il sera affecté de haine à l’égard de la chose aimée, et il enviera cet autre.

Prop.35_scolie Cette haine envers la chose aimée jointe à l’envie s’appelle jalousie, laquelle n’est partant rien d’autre qu’un flottement de l’âme né à la fois de l’amour et de la haine, qu’accompagne l’idée d’un autre, qu’on envie. En outre, cette haine à l’égard de la chose aimée sera plus grande à proportion de la joie dont le jaloux était ordinairement affecté par suite de l’amour réciproque de la chose aimée, et aussi à proportion de l’affect dont il était affecté à l’égard de celui dont il imagine que la chose aimé le joint à elle. Car, s’il le haïssait, par là même, il aura la chose aimée en haine, parce qu’il imagine qu’elle affecte de joie  ce qu’il a lui-même en haine ; et également du fait qu’il est forcé de joindre l’image de la chose aimée à l’image de celui qu’il hait, laquelle raison, en général, a lieu dans l’amour pour la femme ; qui, en effet, imagine une femme qu’il aime se prostituant à un autre, non seulement sera triste de ce que son appétit se trouve contrarié ; mais aussi, parce qu’il est contraint de joindre l’image de la chose aimée aux parties honteuses et aux excrétions de l’autre, il l’a en aversion ; à quoi s’ajoute, enfin, que le jaloux n’est pas accueilli du même visage que la chose aimée lui offrait d’ordinaire, ce qui attriste aussi l’amant, comme je vais le montrer.

Prop.36 Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder dans les mêmes circonstances que la première fois où il y prit plaisir.

Prop.36_corollaire Si dont il vient à découvrir que manque une de ces circonstances, l’amant sera triste.

Prop.37 Le désir qui naît par tristesse ou bien joie, et par haine ou bien amour, est d’autant plus grand que l’affect est plus grand.

Prop.38 Si quelqu’un a commencé à avoir en haine une chose aimée, en sorte que l’amour soit tout à fait aboli, il la poursuivra d’une haine plus grande, à cause égale, que s’il ne l’avait jamais aimée, et d’autant plus grande que l’amour avait d’abord été plus grand.

Prop.39 Qui a quelqu’un en haine s’efforcera de lui faire du mal, sauf s’il a peur qu’en naisse un plus grand mal pour lui ; et, au contraire, qui aime quelqu’un, par la même loi s’efforcera de lui faire du bien.

Prop.40 Qui imagine être haï de quelqu’un, et croit ne lui avoir donné aucune raison de haine, l’aura en haine en retour.

Prop.41 Si quelqu’un imagine être aimé de quelqu’un, et croit n’avoir donné aucune raison pour cela, il l’aimera en retour.

Prop.41_corollaire Qui s’imagine aimé de qui il a en haine sera en proie à la fois à la haine et à l’amour.

Prop.41_scolie Que si la haine prévaut, il s’efforcera de faire du mal à qui l’aime, affect qui s’appelle la cruauté, surtout si l’on croit que celui qui aime n’a fourni aucune raison commune de haine. (…)

Prop.43 La haine est augmentée par la haine réciproque, et l’amour en retour peut la détruire.

Prop.44 La haine entièrement défaite par l’amour se change en amour ; et l’amour, pour cela, est plus grand que si la haine ne l’avait précédé.

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