Lucrèce : Le désir amoureux est-il naturel ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

LUCRÈCE, De la nature, livre IV, v.1030-1208 (trad.Kany Turpin GF 1997)

[La puberté et l’amour]

[1030] Au détroit fougueux de la vie, dès que s’épanche en nous ǁ la semence première, le jour de sa maturation, ǁ de l’extérieur confluent les images de divers corps, ǁ promesses d’un beau visage et d’un teint éclatant,  ǁ qui excitent les régions gonflées par la semence : ǁ ainsi, dans l’illusion d’avoir consommé l’acte, on la répand à grands flots, souillant ses vêtements. ǁ Elle est sollicitée en nous, cette semence, ǁ dès que l’âge adulte fortifie nos organes. ǁ Or, la cause d’excitation variant selon les êtres, [1040] seul l’homme provoque en l’homme l’humaine semence. ǁ A peine chassée de ses propres demeures, ǁ elle descend de tout le corps à travers l’organisme, ǁ dans certaines régions des nerfs vient se concentrer, ǁ excitant aussitôt les parties génitales. ǁ Irritées, elles s’enflent de semence et l’on veut ǁ la lancer vers l’objet auquel tend la passion funeste : ǁ l’esprit vise le corps qui le blessa d’amour. ǁ Car nous tombons toujours du côté de la plaie [1050] et le sang gicle vers celui qui nous porta le coup, ǁ couvrant, s’il est proche, l’ennemi de rouge liqueur. ǁ Ainsi de l’homme atteint par les traits de Vénus ǁ que lui lance le garçon aux membres féminins ǁ ou la femme dont tout le corps darde l’amour : ǁ il tend vers qui le frappe et brûle de l’étreindre, ǁ de jeter la liqueur de son corps dans le sien, ǁ car son désir muet lui prédit le plaisir. 

[Malheurs et illusions de la passion] 

Voilà pour nous Vénus, voilà ce qu’on nomme l’amour, ǁ voilà cette douceur qu’en nos cœurs goutte à goutte [1060]  Vénus a distillée, puis vient le froid souci : ǁ que l’aimé soit absent, ses images pourtant ǁ sont présentes, son nom hante et charme l’oreille. ǁ Mais il convient de fuir sans cesse les images, ǁ de repousser ce qui peut nourrir notre amour, ǁ de tourner ailleurs notre esprit et de jeter ǁ en toute autre personne le liquide amassé, ǁ au lieu de le garder, au même amour voué, ǁ et de nous assurer la peine et la souffrance. ǁ A le nourrir, l’abcès se ravive et s’incruste, ǁ de jour en jour croît la fureur, le mal s’aggrave [1070] si de nouvelles plaies n’effacent la première, ǁ si tu ne viens confier au cours d’autres voyages ǁ le soin des plaies vives à la Vénus volage ǁ et ne transmets ailleurs les émois de ton cœur. 

Fuir l’amour n’est point se priver des joies de Vénus, ǁ c’est au contraire en jouir sans payer de rançon. ǁ Oui ! la volupté est plus pure aux hommes sensés ǁ qu’à ces malheureux dont l’ardeur amoureuse ǁ erre et flotte indécise à l’instant de posséder, ǁ les yeux, les mains ne sachant de quoi d’abord jouir. ǁ Leur proie, ils l’étreignent à lui faire mal, [1080] morsures et baisers lui abîment les lèvres. ǁ Impure, leur volupté cache des aiguillons ǁ les incitant à blesser l’objet, quel qu’il soit, ǁ d’où surgissent ces semences de leur fureur. ǁ Mais, légère, Vénus, à l’instant de l’amour, ǁ vient briser la peine, tandis que la volupté ǁ mêlant ses caresses refrène les morsures. ǁ De là vient l’espoir que l’origine de cette ardeur, ǁ le corps qui l’alluma, puisse en éteindre le brasier. 

Mais la nature proteste qu’il advient le contraire, ǁ et c’est bien le seul cas où plus nous possédons, [1090] plus notre cœur brûle d’un funeste désir. ǁ Nourriture et boisson absorbées par le corps ǁ peuvent y occuper certaines parties. Ainsi se comble aisément le désir d’eau et de pain. ǁ Mais d’un beau visage et d’un teint frais, rien ne pénètre ǁ pour réjouir le corps, hormis des simulacres ǁ ténus, espoirs souvent emportés par le vent, pauvrets ! ǁ 

Vois l’homme que la soif en son rêve dévore : ǁ pour éteindre ce feu, aucune eau n’est donnée, ǁ mais il recourt à des images, s’acharne en vain, [1100] mourant de soif au fond du torrent où il boit. ǁ Tels les amants, jouets des images de Vénus : ǁ leurs yeux ne pouvant se rassasier d’admirer, ǁ leurs mains rien arracher aux membres délicats, ǁ ils errent incertains sur le corps tout entier. ǁ Unis enfin, ils goûtent à la fleur de la vie, ǁ leurs corps pressentent la joie, et déjà c’est l’instant ǁ où Vénus ensemence le champ de la femme. ǁ Cupides, leurs corps se fichent, ils joignent leurs salives, ǁ bouche contre bouche s’entrepressent des dents, s’aspirent, ǁ [1110] en vain ils ne peuvent rien arracher ici ǁ ni pénétrer, entièrement dans l’autre corps passer. 

ǁ Par moments on dirait que c’est le but de leur combat ǁ tant ils collent avidement aux attaches de Vénus ǁ et, leurs membres tremblant de volupté, se liquéfient. ǁ Enfin jaillit le désir concentré en leurs nerfs, ǁ leur violente ardeur s’apaise un court instant, ǁ puis un nouvel accès de rage et de fureur les prend ǁ tandis qu’ils se demandent ce qu’ils désirent atteindre ǁ et ne trouvent aucun moyen de terrasser leur mal, ǁ [1120] tant les ronge incertains une blessure aveugle. ǁ Ajoute qu’ils se consument et meurent à la peine, ǁ leur vie est soumise aux volontés d’une autre ; ǁ leurs biens vont en fumée, en tapis de Babylone, ǁ leurs devoirs languissent, leur renommée chancelle. ǁ A leurs pieds parfumés rient des merveilles, de Sicyone ǁ bien sûr ! De grosses émeraudes dans l’or serties ǁ jettent des feux verdâtres et leur vêtement de pourpre ǁ s’use à toujours boire la sueur de Vénus. ǁ L’honnête patrimoine devient bandeaux et mîtres [1130] se change en robes, tissus d’Élide ou de Céos, ǁ festins plantureux, tables richement parées, jeux, ǁ coupes abondantes, parfums, couronnes et guirlandes.  ǁ En vain ! Surgissant de la source des plaisirs, ǁ parmi les fleurs mêmes, une amertume les point : ǁ tantôt leur conscience éprouve le remords ǁ d’une vie paresseuse et perdue en débauches, ǁ tantôt une parole ambiguë lancée par la belle ǁ s’enfonce en leur cœur passionné, vivante brûlure, ǁ une œillade encore, un regard vers un autre, [1140] la trace d’un sourire, autant d’ardents soupçons. 

Voilà quels maux on trouve dans un amour juste et comblé. ǁ S’il est contraire et sans espoir, lors innombrables ǁ tu les découvrirais même les yeux bandés. ǁ Aussi vaut-il mieux, comme je l’ai montré, ǁ être sur ses gardes pour échapper aux pièges. ǁ Car éviter de tomber dans les rets de l’amour ǁ est moins difficile que de s’en dégager ǁ et de briser les nœuds si puissants de Vénus. ǁ Pourtant, même pris et entravé, tu peux encore [1150] échapper au danger, si tu n’as de toi-même fait obstacle ǁ en négligeant d’emblée tous les défauts physiques ǁ ou moraux de celle que tu courtises et veux. ǁ 

Ainsi font les hommes que le désir aveugle : ǁ ils prêtent à celles qu’ils aiment des mérites irréels. ǁ On voit donc des femmes laides et repoussantes ǁ dorlotées et tenues dans le plus grand honneur. ǁ Chacun se rit de l’autre, pourtant, et lui conseille ǁ d’apaiser Vénus qui l’afflige d’un amour honteux. ǁ Malheureux qui ne voient l’excès de leur misère ! 

[1160] Noire, elle est couleur miel ; sale et puante, naturelle ; ǁ yeux glauques, c’est Pallas ; nerveuse et sèche, une gazelle ; ǁ la naine paraît une des Grâces, à croquer, ǁ la géante une déesse pleine de majesté ; ǁ la bègue gazouille, la muette est modeste ; ǁ la mégère odieuse et bavarde, ardente flamme ;ǁ petite chose adorable, celle qui dépérit ǁ de maigreur ; délicate, celle qui tousse à mourir ; ǁ la grosse mamelue, Cérès accouchée de Bacchus ; ǁ la camarde, Silène et Satyre, pur baiser la lippue. [1170] Mais je serais trop long si je voulais tout dire. 

Eh bien soit : son visage a toute la grâce possible, ǁ le charme de Vénus de tout son corps émane. ǁ Est-elle la seule ? N’avons-nous donc vécu sans elle ? ǁ N’a-t-elle assurément mêmes défauts qu’un laideron? ǁ La malheureuse exhale une odeur repoussante,ǁ ses servantes s’enfuient et se rient en cachette, ǁ mais l’amant éconduit pleurant devant sa porte ǁ souvent couvre le seuil de fleurs et de guirlandes, ǁ parfume de marjolaine les montants implacables ǁ et plante ses baisers, pauvre homme, au cœur du bois ! [1180] Toutefois, s’il était reçu, dès le premier effluve ǁ il chercherait pour fuir une excuse honorable. ǁ Adieu, l’élégie profonde et longtemps méditée : ǁ il maudirait sa sottise d’avoir à la belle prêté ǁ plus qu’il ne convient d’accorder à une mortelle. ǁ Et nos Vénus le savent bien, qui mettent tant de soin ǁ à toujours dérober les coulisses de leur vie ǁ aux amants qu’elles veulent maintenir enchaînés. ǁ En vain, puisque ton esprit est néanmoins capable ǁ de tirer tout au clair, perçant ces ridicules ; [1190] mais, quand la femme a bel esprit et n’est pas odieuse, ǁ ferme les yeux et pardonne à l’humaine nature. 

[Réciprocité du plaisir]

Non, elle ne soupire pas toujours d’un amour feint ǁ quand elle tient l’homme corps à corps enlacé ǁ et, suçant ses lèvres, les mouille de baisers. ǁ Souvent femme est sincère et sa quête des joies ǁ mutuelles incite à la course d’amour. ǁ Jamais les oiseaux, les fauves, les bestiaux petits ou gros, ǁ les juments ne pourraient se soumettre aux mâles ǁ si leur nature, brûlant, débordant, n’entrait en rut [1200] et ne jouissait du plaisir donné aux assaillants. ǁ Ne vois-tu quels tourments, dans leurs chaînes communes, ǁ peuvent éprouver ceux qu’un mutuel plaisir étreint ? ǁ Que de fois aux carrefours deux chiens voulant se séparer ǁ de toutes leurs forces tirent en sens contraire, ǁ ne pouvant s’arracher aux liens puissants de Vénus ! ǁ Jamais d’union s’ils ne connaissaient des joies partagées, ǁ assez fortes pour les leurrer et les tenir au piège. ǁ Oui, encore une fois, la volupté est mutuelle.

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