Descartes : L’amour est-elle une passion du corps ou de l’âme ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

Pierre CHANUT, Lettre à Descartes, 1er décembre 1646

(…) Mais au sujet de l’amour, il faut, Monsieur, que je vous confesse franchement mon ignorance : après en avoir lu mille belles choses dans les Anciens, j’en suis demeuré comme autrefois de la lumière, que je sentais bien être très agréable et très nécessaire, mais que je ne connaissais point du tout. J’éprouve, comme les autres hommes, les joies et les douceurs de cette passion ; mais, à vrai dire, je ne la connais pas bien,  et ne pourrais déterminer précisément quel est ce mouvement de l’âme. Tant de sortes d’appétits différents, tant d’inclinations sans raisons apparentes, si grand nombre d’objets, des jouissances si bizarres me confondent, en sorte que je me résous à aimer ce que je penserai le mériter, sans m’informer plus avant. (…)

René DESCARTES, Lettre à Chanut, 1er février 1647

Monsieur,

(…) Pour répondre au premier point, je distingue entre l’amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion. La première n’est, ce me semble, autre chose sinon que, lorsque notre âme aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu’elle juge lui être convenable, elle se joint à lui de volonté, c’est-à-dire, elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie et elle l’autre. En suite de quoi, s’il est présent, c’est-à-dire, si elle le possède, ou qu’elle en soit possédée, ou enfin qu’elle soit jointe à lui non seulement par sa volonté, mais aussi réellement et de fait, en la façon qu’il lui convient d’être jointe, le mouvement de sa volonté, qui accompagne la connaissance qu’elle a que ce lui est un bien, est sa joie ; et s’il est absent, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connaissance qu’elle a d’en être privée, est sa tristesse ; mais celui qui accompagne la connaissance qu’elle a qu’il lui serait bon de l’acquérir, est son désir. Et tous ces mouvements de la volonté auxquels consistent l’amour, la joie et la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées raisonnables, et non point des passions, se pourraient trouver en notre âme, encore qu’elle n’eût point de corps. Car, par exemple, si elle s’apercevait qu’il y a beaucoup de choses à connaître en la nature, qui sont fort belles, sa volonté se porterait infailliblement à aimer la connaissance de ces choses, c’est-à-dire, à la considérer comme lui appartenant. Et si elle remarquait, avec cela, qu’elle eût cette connaissance, elle en aurait de la joie ; si elle considérait qu’elle ne l’eût pas, elle en aurait de la tristesse ; si elle pensait qu’il lui serait bon de l’acquérir, elle en aurait du désir. Et il n’y a rien en tous ces mouvements de sa volonté qui lui fût obscur, ni dont elle n’eût une très parfaite connaissance, pourvu qu’elle fît réflexion sur ses pensées.

Mais pendant que notre âme est jointe au corps, cette amour raisonnable est ordinairement accompagnée de l’autre, qu’on peut nommer sensuelle ou sensitive, et qui, comme j’ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et sentiments, en la page 461 de mes Principes français, n’est autre chose qu’une pensée confuse excitée en l’âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle la dispose à cette autre pensée plus claire en qui consiste l’amour raisonnable.

Car, comme en la soif le sentiment qu’on a de la sécheresse du gosier est une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n’est pas ce désir même ; ainsi en l’amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le poumon, qui fait qu’on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l’âme encline à joindre à soi de volonté l’objet qui se présente. Mais la pensée par laquelle l’âme sent cette chaleur est différente de celle qui la joint à cet objet ; et même il arrive quelquefois que ce sentiment d’amour se trouve en nous, sans que notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencontrons point d’objet que nous pensions en être digne. Il peut arriver aussi, au contraire, que nous connaissions un bien qui mérite beaucoup, et que nous nous joignions à lui de volonté, sans avoir, pour cela, aucune passion, à cause que le corps n’y est pas disposé.

Mais, pour l’ordinaire, ces deux amours se trouvent ensemble : car il y a une telle liaison entre l’une et l’autre que, lorsque l’âme juge qu’un objet est digne d’elle, cela dispose incontinent le cœur aux mouvements qui excitent la passion d’amour, et lorsque le cœur se trouve ainsi disposé par d’autres causes, cela fait que l’âme imagine des qualités aimables en des objets, où elle ne verrait que des défauts en un autre temps. Et ce n’est pas merveille que certains mouvements de cœur soient ainsi naturellement joints à certaines pensées, avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance; car, de ce que notre âme est de telle nature qu’elle a pu être unie à un corps, elle a aussi cette propriété que chacune de ses pensées se peut tellement associer avec quelques mouvements ou autres dispositions de ce corps, que, lorsque les mêmes dispositions se trouvent une autre fois en lui, elles induisent l’âme à la même pensée ; et réciproquement, lorsque la même pensée revient, elle prépare le corps à recevoir la même disposition. Ainsi, lorsqu’on apprend une langue, on joint les lettres ou la prononciation de certains mots, qui sont des choses matérielles, avec leurs significations, qui sont des pensées ; en sorte que, lorsqu’on ouït après derechef les mêmes mots, on conçoit les mêmes choses ; et quand on conçoit les mêmes choses, on se ressouvient des mêmes mots.

Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées, lorsque nous sommes entrés au monde, ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles que celles qui les accompagnent par après. Et pour examiner l’origine de la chaleur qu’on sent autour du cœur, et celle des autres dispositions du corps qui accompagnent l’amour, je considère que, dès le premier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu’elle a senti de la joie, et incontinent après de l’amour, puis peut-être aussi de la haine, et de la tristesse ; et que les mêmes dispositions du corps, qui ont pour lors causé en elles ces passions, en ont naturellement par après accompagné les pensées. Je juge que sa première passion a été la joie, parce qu’il n’est pas croyable que l’âme ait été mise dans le corps, sinon lorsqu’il a été bien disposé, et que, lorsqu’il est ainsi bien disposé, cela nous donne naturellement de la joie. Je dis aussi que l’amour est venue après, à cause que, la matière de notre corps s’écoulant sans cesse, ainsi que l’eau d’une rivière, et étant besoin qu’il en revienne d’autre en sa place, il n’est guère vraisemblable que le corps ait été bien disposé, qu’il n’y ait eu aussi proche de lui quelque matière fort propre à lui servir d’aliment, et que l’âme, se joignant de volonté à cette nouvelle matière, a eu pour elle de l’amour ; comme aussi, par après, s’il est arrivé que cet aliment ait manqué, l’âme en a eu de la tristesse. Et s’il en est venu d’autre en sa place qui n’ait pas été propre à nourrir le corps, elle a eu pour lui de la haine.

Voilà les quatre passions que je crois avoir été en nous les premières, et les seules que nous avons eues avant notre naissance ; et je crois aussi qu’elles n’ont été alors que des sentiments ou des pensées fort confuses ; parce que l’âme était tellement attachée à la matière, qu’elle ne pouvait encore vaquer à autre chose qu’à en recevoir les diverses impressions ; et bien que, quelques années après, elle ait commencé à avoir d’autres joies et d’autres amours que celles qui ne dépendent que de la bonne constitution et convenable nourriture du corps, toutefois, ce qu’il y a eu d’intellectuel en ses joies ou amours a toujours été accompagné des premiers sentiments qu’elle en avait eus, et même aussi des mouvements ou fonctions naturelles qui étaient alors dans le corps : en sorte que, d’autant que l’amour n’était causée, avant la naissance, que par un aliment convenable qui, entrant abondamment dans le foie, dans le cœur et dans le poumon, y excitait plus de chaleur que de coutume, de là vient que maintenant cette chaleur accompagne toujours l’amour, encore qu’elle vienne d’autres causes fort différentes. Et si je ne craignais d’être trop long, je pourrais faire voir, par le menu, que toutes les autres dispositions du corps, qui ont été au commencement de notre vie avec ces quatre passions, les accompagnent encore. Mais je dirai seulement que ce sont ces sentiments confus de notre enfance qui, demeurant joints avec les pensées raisonnables par lesquelles nous aimons ce que nous en jugeons digne, sont cause que la nature de l’amour nous est difficile à connaître. À quoi j’ajoute que plusieurs autres passions, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, l’espérance, etc., se mêlant diversement avec l’amour, empêchent qu’on ne reconnaisse en quoi c’est proprement qu’elle consiste. (…)

Pierre CHANUT, Lettre à Descartes, 11 mai 1647

Dans la première question, où vous expliquez en général la nature de l’amour, Sa Majesté [la reine Christine de Suède] y donna une forte attention, mais ne se voulut pas attacher à examiner la doctrine, parce que, disait-elle, n’ayant pas ressenti cette passion, elle ne pouvait pas bien juger d’une peinture, dont elle ne connaissait point l’original. Je demeurais bien d’accord, qu’elle ne connaissait point l’amour comme une passion ; mais j’estime que, si elle eût voulu, elle pouvait parler bien pertinemment de l’amour intellectuel, qui regarde un bien pur, et séparé des choses sensibles, parce qu’en général je ne crois pas qu’il y ait personne au monde, qui soit plus touchée de l’amour de la vertu. (…)

​​Je ne vois point clairement quelle est cette impulsion secrète qui nous porte dans l’amitié d’une personne, plutôt que d’une autre, auparavant même que d’en connaître le mérite ; et bien qu’il me semble que je ne sais quelle opinion confuse de la bonté de l’objet qui nous attire, en puisse être la cause, ma difficulté reste, en ce que, comme je ne connais pas distinctement quelles marques et quels signes nous préviennent de cette opinion, je doute si cette alliance cachée a son origine dans le corps ou dans l’esprit : si c’est du corps qu’elle naît, je la voudrais mieux connaître que par ces termes généraux de sympathie et antipathie, avec lesquels nos philosophes de l’École couvrent leur ignorance ; et si cet attrait d’amitié sort de la disposition de nos âmes en leur propre substance, quoiqu’il me paraisse au-dessus des forces humaines d’en rendre aucune raison, je suis tellement accoutumé d’apprendre de vous ce que j’estimais impossible de savoir, que je ne désespère pas que vous ne me donniez quelque satisfaction. (…) Je vous demande, Monsieur, si un homme de bien, dans le choix de ses amitiés, peut suivre ces mouvements cachés de son cœur et de son esprit, qui n’ont aucune raison apparente ; et s’il ne commet point une injustice, de distribuer ses inclinations par une autre règle que celle du mérite.

René DESCARTES, Lettre à Chanut, 6 juin 1647

    Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu’une autre, avant que nous en connaissions le mérite. Et j’en remarque deux, qui sont, l’une dans l’esprit, et l’autre dans le corps. Mais pour celle qui n’est que dans l’esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n’oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l’entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l’objet cesse d’agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu’il ne lui ressemble pas en tout. 

Par exemple, lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. 

Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu’un défaut, qui nous attire ainsi à l’amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l’exemple que j’ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d’avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous ceux en qui nous remarquons des mérites égaux, je crois que nous sommes seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la vie étant d’avoir de l’amitié pour quelques-uns, nous avons raison de préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l’esprit, et non dans le corps, je crois qu’elles doivent toujours être suivies ; et la marque principale qui les fait connaître, est que celles qui viennent de l’esprit sont réciproques, ce qui n’arrive pas souvent aux autres.

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