Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour
[§1] Le phénomène de l’amour englobe l’amour tout court, l’amour d’un parent pour son enfant, l’amour de la patrie, etc. Toutes ces formes d’amour ont un point commun : votre propre bien-être est lié à celui de l’être (ou de la chose) aimé(e). Quand un malheur frappe un ami, c’est lui que le malheur frappe, et vous êtes triste pour lui ; quand un événement heureux lui arrive, vous vous réjouissez pour lui. En revanche, quand un malheur frappe un être aimé, vous aussi êtes touché. (Ce n’est pas nécessairement le même type de malheur. En outre, je ne veux pas non plus dire par là que l’on ne puisse pas aussi aimer un ami d’amour.) Si un être aimé souffre ou connaît le déshonneur, vous souffrez ; si un événement merveilleux lui arrive, vous vous sentez mieux. Toutefois, tous les désirs exaucés d’un être aimé n’auront pas cet effet sur vous ; il faut que son bien-être dans sa globalité, et pas seulement un de ses désirs, soit en jeu. (Son bien-être tel qu’il est perçu par qui ? Lui ou vous?) En l’absence d’amour, l’évolution dans un sens ou dans un autre du bien-être d’autrui n’a généralement aucun retentissement sur le vôtre. Vous serez ému de voir les victimes d’une famine et vous offrirez votre aide ; vous serez peut-être hanté par leur épreuve, mais vous ne vous sentirez pas nécessairement plus mal.
[§2] Cette extension de votre propre bien-être (ou mal-être), voilà ce qui caractérise les différentes formes d’amour : celui que l’on porte à ses enfants, à ses parents, à son peuple, à son pays. L’amour ne veut pas nécessairement dire que l’on se soucie autant voire plus d’autrui que de soi-même. On peut parler d’amour quand le bien-être d’autrui influe plus ou moins (mais dans le même sens) sur le vôtre. Dans une certaine mesure, vous vous portez comme l’autre se porte. Ceux que vous aimez sont à l’intérieur de vos frontières, leur bien-être est le vôtre.
[§3] L’état « amoureux » – l’engouement – est un phénomène intense dont les traits sont familiers : on pense pratiquement tout le temps à l’objet de sa flamme ; on a constamment envie de se toucher et d’être ensemble ; on vibre en présence de l’autre ; on perd le sommeil ; on exprime ses sentiments par des vers, des cadeaux ou toute autre manière de faire plaisir à l’aimé ; on se dévore littéralement du regard ; on dîne aux chandelles ; on a l’impression que les séparations les plus courtes durent des siècles ; on sourit bêtement en se remémorant des gestes ou des remarques de l’autre ; on juge ses petites manies délicieuses; on se réjouit de s’être « trouvés » ; et (comme Lévine dans Anna Karénine quand il apprend que Kitty l’aime) on trouve tout le monde absolument charmant et adorable, et on est sûr que le bonheur que l’on ressent n’échappe à personne. L’histoire d’amour ravale les autres préoccupations et responsabilités au rang de détails mineurs ; elle les relègue au second plan et prend le pas sur tout le reste. (…)
[§4] Un engouement peut se transformer en amour durable, ou bien s’éteindre. Quand l’amour s’installe, les deux élus ont l’impression qu’ils sont unis pour constituer une nouvelle entité, ce que l’on pourrait appeler un nous. Toutefois, on peut aimer sans pour autant former un nous – l’aimé peut ne pas vous rendre votre amour. Aimer, c’est vouloir former un nous avec un être particulier, avoir le sentiment ou le désir de croire – qu’il est l’être idéal avec qui former un nous et vouloir le voir partager ce sentiment. (La vie serait moins cruelle si, dès l’instant où l’on se rend compte que l’autre n’est pas l’être avec qui former un nous, ce désir s’évanouissait aussitôt.) Ce désir de former un nous est plus qu’un des aspects concomitants de l’amour ou une de ses conséquences éventuelles. Selon moi, il est intrinsèque à la nature de l’amour ; c’est un élément important de ses desseins.
[§5] Les deux êtres formant un nous ne sont pas physiquement attachés comme des Siamois ; ils peuvent vivre loin l’un de l’autre, avoir des idées et des occupations différentes. En quoi peut-on dire que ces deux êtres constituent ensemble une nouvelle entité, un nous ? Cette nouvelle entité est créée par une nouvelle toile de rapports qui les rapproche. Considérons certains aspects de cette toile ; je commencerai par en étudier deux qui ont un goût de science politique assez froid.
[§6] Rappelons ce qui caractérise l’amour en général : votre propre bien-être est lié à celui de l’aimé. Entre autres choses, l’amour peut donc vous faire courir des risques. Vous aussi subissez les désagréments subis par l’aimé. Cela se vérifie également pour les choses agréables ; en outre, une personne qui vous aime vous soutient et vous réconforte dans l’adversité – et ce n’est pas par égoïsme, même si, de cette manière, elle contribue aussi en partie à préserver son propre bien-être. L’amour donne donc une assise à votre bien-être ; c’est une assurance face aux coups du destin. (Les économistes définiraient-ils certains aspects du choix d’un partenaire comme une mise en commun rationnelle des risques?)
[§7] Ceux qui forment un nous mettent non seulement leur bien-être mais aussi leur autonomie en commun. Ils restreignent ou tronquent leurs propres droits et pouvoirs de décision ; on ne peut plus prendre certaines décisions tout seul. La répartition des décisions varie selon les couples : le lieu et le style de vie, les amis et les rapports à entretenir avec eux, avoir ou non des enfants et combien, les voyages à faire, aller ou non au cinéma et quel film voir. Chacun transfère dans un tronc commun ses droits de prendre unilatéralement certaines décisions ; on a tendance à prendre à deux celles qui concernent la vie commune. Si votre bien-être est aussi étroitement lié à celui d’un autre, il n’est pas surprenant que les décisions ayant un effet important sur le bien-être, même le vôtre au premier chef, ne puissent plus être prises unilatéralement.
[§8] Ce n’est pas un hasard si l’on utilise le terme de couple pour parler de ceux qui ont formé un nous. Les deux personnes se voient aussi comme une unité nouvelle, continue et présentent ce visage au monde extérieur. Elles veulent être perçues publiquement comme un couple, exprimer et affirmer leur identité de couple face aux autres. C’est un handicap grave pour les couples homosexuels d’être dans l’impossibilité de le faire.
[§9] Faire partie d’un nous confère une nouvelle identité, une identité supplémentaire. Cela ne signifie pas que vous n’avez plus d’identité propre ou que vous n’existez plus qu’en fonction de nous. Toutefois, votre identité en est modifiée. Avoir cette nouvelle identité revient à adopter une certaine attitude psychologique ; et chacun des êtres formant le nous adopte cette attitude vis-à-vis de l’autre. Chacun devient psychologiquement une partie de l’identité de l’autre. Comment préciser cette notion? Dire qu’une chose fait partie de votre identité quand vous vous sentez différent en cas d’évolution ou de disparition de cette chose paraît seulement réintroduire la notion même d’identité, qui réclame une explication. Voici une définition plus utile : aimer quelqu’un peut signifier, entre autres, être vigilant à son bien-être et à votre lien avec lui. (Plus globalement, disons qu’une chose fait partie de votre identité dès qu’elle est constamment l’un des rares domaines faisant l’objet d’une vigilance particulière.) La vigilance à l’égard de soi-même peut être vérifiée par des tests empiriques – par exemple, vous entendrez votre nom prononcé dans le brouhaha d’une conversation même si vous n’écoutiez pas ce qui se disait ; un mot imprimé ressemblant à votre nom « vous sautera au visage ». Nous pourrions trouver des tests semblables pour vérifier la vigilance à l’égard de l’être aimé. Par exemple, une personne faisant partie d’un nous s’inquiète souvent beaucoup plus des risques inhérents aux voyages – accidents d’avion, etc. – quand l’autre se déplace seul que lorsqu’ils voyagent ensemble ou qu’elle-même voyage seule ; il paraît plausible qu’une personne faisant partie d’un nous soit vigilante, en général, aux risques courus par l’autre qui imposeraient un retour forcé à une identité individuelle solitaire, risques mis en relief par une séparation physique importante. La formation d’une identité commune pourrait également se reconnaître à d’autres critères, un certain type de division du travail, par exemple. Une personne faisant partie d’un nous peut tomber sur quelque chose d’intéressant à lire mais en laisser le soin à l’autre, non parce que cela ne l’intéresse pas mais parce que cela intéressera davantage l’autre, et qu’il suffit que l’un des deux se charge de cette lecture pour qu’elle soit enregistrée par l’identité élargie à présent partagée, le nous. En cas de séparation, les deux éléments de l’ancien nous se surprendront peut-être à lire à présent ces livres eux-mêmes, l’autre ne pouvant plus le faire pour eux. (La liste des critères du nous pourrait également inclure une chose sur laquelle nous reviendrons, ne pas chercher à changer de partenaire.) L’existence du nous peut parfois être très tangible. Tout comme il arrive à une personne songeuse de dialoguer intérieurement avec elle-même en marchant dans la rue, en l’absence de l’être aimé, un amoureux peut penser à ce qu’il dirait, converser avec lui, remarquer certaines choses à sa place, parce qu’il n’est pas là pour les voir, dire à d’autres ce qu’il dirait, avec ses propres intonations, transportant l’intégralité du nous avec soi.
[§10] Si nous représentons le moi individuel comme une figure fermée aux frontières définies et imperméables, séparant l’intérieur de l’extérieur, nous pourrions symboliser le nous par deux figures dont les lignes de frontière s’effacent quand elles se réunissent. (Serait-ce là l’explication de la forme traditionnelle du cœur ?) L’expérience sexuelle qui unit deux êtres jusqu’à la fusion totale est un reflet du nous et contribue à le consolider. Un travail intéressant, une activité créatrice et le développement peuvent modifier la forme du moi. Des liens intimes changent les frontières du moi et modifient sa topologie l’amour d’une manière et l’amitié (comme nous allons le voir), d’une autre.
[§11] Le moi individuel peut être lié de deux manières au nous auquel il s’identifie. Il peut le voir comme un aspect très important de lui-même, ou se voir comme une partie du nous, contenu en lui. Il semble que les hommes adoptent plus souvent le premier point de vue, et les femmes le second. Bien que les deux sexes jugent le nous extrêmement important pour le moi, la plupart des hommes ont tendance à tracer le cercle du nous à l’intérieur de celui du moi, comme un aspect intérieur de leur moi, tandis que la plupart des femmes feront l’inverse : leur moi sera à l’intérieur du nous. Dans les deux cas, le nous ne dévore pas obligatoirement le moi et ne le prive pas forcément d’autonomie. [§12] Chaque élément d’un nous veut posséder l’autre complément ; toutefois, chacun a aussi besoin que l’autre conserve son indépendance et ne lui soit pas asservi. Seule une personne autonome peut faire un partenaire approprié dans une identité commune qui agrandit et enrichit une identité individuelle. Bien entendu, le bien-être de l’autre chose qui vous importe requiert également cette autonomie. Cela coexiste néanmoins avec le désir de posséder entièrement l’autre. Selon moi, ce désir ne jaillit pas forcément d’une volonté de domination. Ce que l’on veut, ce dont on a besoin, c’est posséder l’autre aussi complètement que l’on se possède soi-même. C’est une expression du fait que l’on est en train de former une nouvelle identité commune avec l’autre. Ou peut-être ce désir est-il simplement celui de former une identité avec l’autre. Contrairement à ce que dit Hegel de la dialectique instable entre le maître et l’esclave, dans un nous amoureux, l’autonomie de l’autre et la possession totale se rejoignent dans la formation d’une identité élargie, commune aux deux.
Robert NOZICK, Méditations sur la vie (1989), chapitre 7 “Le lien amoureux”
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