Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII-IX, extraits sur l’amitié (trad.Bodéüs) |
[1155b-1158a les différentes formes d’amitié]
[1155b] On n’aime pas tout, mais ce qui est aimable, c’est-à-dire bon, plaisant ou utile. Or l’on peut croire que l’utile, c’est le moyen de faire du bien ou de faire plaisir. De sorte que les choses aimables peuvent se ramener à ce qui est bon et à ce qui est plaisant, envisagés comme des fins. (…)
[1156a] Donc, les formes de l’amitié sont au nombre de trois, exactement comme celles de l’aimable. En chaque forme, en effet, il y a de l’amour en retour ; celui-ci n’est pas secret et ceux qui s’aiment mutuellement se souhaitent mutuellement du bien dans la perspective où se place leur amour.
Ainsi donc, ceux que motive l’intérêt dans leur amour mutuel ne s’aiment pas en raison de leurs propres personnes, mais ne s’apprécient que dans les limites où, chacun à son profit, ils peuvent recevoir l’un de l’autre quelque bien. Et il en va encore de même de ceux que motive le plaisir. Ce n’est pas en effet parce qu’ils sont des personnes de qualité qu’ils affectionnent les personnes de joyeuse compagnie, mais du fait qu’elles leur sont agréables à eux-mêmes.
Donc, ceux qui s’aiment par intérêt sont inspirés dans leur prédilection par ce qui est bon pour eux-mêmes et ceux qui s’aiment par plaisir sont inspirés par ce qui leur plaît à eux-mêmes. Et ce n’est pas en tant que telle que la personne aimée inspire cette prédilection, mais en tant qu’utile ou agréable.
Donc, il s’agit là d’amitiés accidentelles, puisque la personne aimée n’est pas aimée pour ce qu’elle est, mais en tant qu’elle procure soit un bien, soit du plaisir.
Donc, les amitiés de ce genre se dissolvent facilement, les personnes en cause ne restant pas toujours semblables. Si elles ne sont plus agréables ou utiles, elles cessent en effet d’être amies. Or l’intérêt n’est pas quelque chose de permanent ; il varie au contraire selon les moments. Quand donc a disparu le motif pour lequel on était des amis, l’amitié se dissipe aussi, vu qu’elle était fonction de ces motifs-là. C’est d’ailleurs surtout chez les personnes âgées, semble-t-il, que ce genre d’amitié se développe, car ce n’est pas son agrément qu’on recherche à cet âge, mais son avantage ; elle se rencontre aussi parmi les gens d’âge mûr et parmi les jeunes, chez tous ceux qui sont en quête de profit.
D’autre part, il est exclu que les amis de cette sorte partagent aussi l’existence les uns des autres. Parfois, en effet, ils ne se plaisent même pas ; donc ils n’éprouvent pas non plus, en sus, le besoin d’une fréquentation assidue, à moins d’y trouver un avantage, car le plaisir qu’ils trouvent l’un à l’autre est exactement à la mesure des espérances qu’ils ont de retirer un bien du partenaire. C’est d’ailleurs aussi du côté de ces amitiés-là qu’on place celle qui relève de l’hospitalité.
En revanche, l’amitié entre jeunes semble être motivée par le plaisir, car leur vie suit le chemin de l’affection et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît à eux-mêmes et sur le moment. Or avec les changements que cet âge entraîne, les agréments varient eux aussi. C’est pourquoi ils sont prompts à devenir amis et à cesser de l’être, car l’amitié évolue en même temps que l’agrément [1156b] et dans le plaisir de cet âge, le changement est rapide.
Par ailleurs, les jeunes sont aussi portés à la sensualité. C’est que l’amitié sensuelle, en grande partie, est portée par l’affection et motivée par le plaisir. C’est précisément pourquoi ils sont prompts à aimer et à rompre, changeant plusieurs fois de sentiment la même journée. En revanche, ils souhaitent également passer du temps ensemble et partager leur existence, parce que c’est ainsi qu’ils obtiennent ce qu’ils attendent de leur amitié.
De son côté, l’amitié achevée est celle des personnes de bien, c’est-à-dire de celles qui se ressemblent sur le plan de la vertu. Ce sont elles en effet qui se souhaitent pareillement du bien les unes aux autres en tant que personnes de bien et qui sont telles en elles-mêmes. Or ceux qui souhaitent du bien à ceux qui leur sont chers dans le souci de ces derniers sont par excellence des amis, car ce sont les personnes mêmes qui motivent ces dispositions réciproques et ils ne s’aiment pas par accident.
Par conséquent, leur amitié persiste aussi longtemps qu’ils restent hommes de bien. Or la vertu est chose stable.
De plus, chacun des deux est bon à la fois tout simplement et pour son ami, car les hommes de bien sont à la fois bons tout simplement et avantageux l’un pour l’autre. Du reste, ils sont aussi agréables dans le même double sens. Les hommes de bien sont en effet agréables à la fois tout simplement et l’un à l’autre, car chacun trouve plaisir à ses propres actions et à celles qui leur ressemblent ; or celles des hommes de bien sont identiques ou se ressemblent. (…)
[1158a le nombre d’amis]
[1158a] Par ailleurs, être l’ami de beaucoup de monde ne se conçoit pas dans le cadre de l’amitié achevée, tout comme on ne peut non plus désirer de façon sensuelle beaucoup de personnes en même temps, car l’amour tient de l’excès ; or une telle surabondance ne peut naturellement s’adresser qu’à une seule personne. Du reste, beaucoup de monde peut-il plaire en même temps au même individu, de façon profonde ? Pas facile ! Et sans doute n’est-il pas possible non plus de trouver beaucoup d’hommes bons. Mais, pour être amis, ils doivent encore acquérir l’expérience les uns des autres et des habitudes en commun ; ce qui est très malaisé.
En revanche, si le motif est l’intérêt ou l’agrément, il est possible de plaire à beaucoup de monde, car nombreux sont ceux qui ont les mêmes dispositions, et en peu de temps, on peut compter sur leurs services.
Mais dans ce cas, la relation qui a le plus l’allure de l’amitié est celle que motive l’agrément, à condition que les deux parties dispensent les mêmes plaisirs et tirent leur joie l’une de l’autre ou des mêmes choses, comme c’est le cas des amitiés entre les jeunes. C’est plutôt dans celles-ci qu’on trouve la générosité de l’homme libre, alors que celle que motive l’intérêt est une amitié de marchands. (…)
[1159a À propos des limites de l’amitié : une aporie]
Il n’y a pas moyen, dans ce genre d’affaires, de déterminer rigoureusement jusqu’où l’amitié est possible, car on peut supprimer bien des conditions et elle subsiste encore.
Mais si l’écart est devenu trop grand, comme avec le dieu, ce n’est plus possible. D’où précisément la question : est-ce qu’entre amis, les uns peuvent vraiment souhaiter aux autres les plus grands biens qui soient, comme celui d’être des dieux ? Car les uns ne seront plus alors des amis pour les autres, ni par conséquent des biens ; or les amis sont des biens !
Si donc l’on a bien eu raison de dire qu’un ami souhaite du bien à l’être qui lui est cher avec le souci de cet être-là, il s’agira que cet être-là demeure tel qu’il peut bien être. C’est donc sous réserve qu’il reste un homme qu’on lui souhaitera les plus grands biens. Et peut-être pas tous, car c’est à soi principalement que chacun souhaite du bien.
[1164a le conflit dans l’amitié amoureuse]
Il arrive en effet parfois que l’amant se plaigne d’aimer à l’excès sans être aimé en retour (alors qu’il n’a rien d’aimable le cas échéant), et souvent c’est la personne aimée qui se plaint, parce que, dans un premier temps, on lui a tout laissé attendre et que maintenant, on ne s’acquitte d’aucune promesse. Or ces genres de récriminations se produisent dès lors que c’est le plaisir qui dicte l’attitude de l’amant envers celle qu’il aime, alors que c’est l’intérêt qui dicte l’attitude de celle-ci envers son amant, et que les deux personnes n’ont pas ce qu’elles désirent. Si l’amitié repose en effet sur ces motifs, une rupture se produit dès lors que les partenaires n’obtiennent pas ce pourquoi ils s’aimaient ; car ce n’est pas à leurs propres personnes qu’ils étaient mutuellement attachés, mais aux choses qu’ils se donnaient et qui sont des choses instables. C’est pourquoi les amitiés également sont alors instables, alors que celle qui, en elle-même, s’attache au caractère des personnes est une amitié durable, comme on l’a dit. (…)
[1165ab à quelles conditions une amitié peut-elle disparaître ?]
Par ailleurs, ce qui est embarrassant, c’est encore la question de savoir si les amitiés disparaissent ou non [1165b] à l’égard de partenaires qui ne restent pas ce qu’ils étaient.
Sans doute, à l’égard de personnes que l’on aime par intérêt ou par agrément, dès lors qu’elles ne présentent plus ces avantages, il n’est nullement étrange que l’amitié disparaisse. C’est en effet de ces avantages qu’on était amateur et s’ils sont mis de côté, il est parfaitement rationnel de ne plus aimer.
Mais ce dont quelqu’un peut se plaindre c’est qu’on l’aime pour son utilité ou son agrément, tout en faisant semblant que c’est pour son caractère, car, nous l’avons dit au début, de très nombreux différends surgissent entre amis dès lors qu’ils ne se font pas la même idée de l’amitié et ne sont pas des amis au même titre.
Ainsi donc, lorsque quelqu’un s’est illusionné d’un bout à l’autre et suppose être aimé pour son caractère alors que l’autre n’agit nullement pour lui en donner l’impression, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Mais quand il a été dupé par l’hypocrisie de l’autre, il est juste qu’il tienne grief à celui qui l’a dupé, plus encore qu’aux faux-monnayeurs, dans la mesure où l’objet du forfait est plus précieux.
Par ailleurs, si l’on accepte quelqu’un pour ami parce qu’il est bon, mais qu’il devient méchant et le laisse paraître, est-ce qu’il faut encore lui garder son amitié ?
N’est-ce pas plutôt impossible, puisque tout indifféremment n’est pas aimable, mais seulement le bien ? Du reste, on ne peut ni ne doit aimer ce qui est vilain, car il ne faut pas s’encanailler ni se faire le semblable d’un vicieux. Or on l’a dit : le semblable est ami du semblable.
Est-ce alors qu’il faut rompre d’emblée ? Sans doute pas dans tous les cas, mais avec ceux qui manifestent une incurable méchanceté. Des personnes susceptibles de redressement en revanche réclament de l’aide. Elles doivent être davantage aidées à restaurer leur caractère qu’à reconstituer leur patrimoine, dans la mesure où cette tâche est plus appréciable et plus conforme à l’amitié.
On peut cependant penser que celui qui rompt ne fait rien de déplacé, car ce n’est pas à ce genre de dépravé qu’il avait donné son amitié. Donc, si cette personne a perdu ses qualités et qu’il ne peut les lui rendre par une action salutaire, il s’en sépare.
Dans l’hypothèse maintenant où l’un des partenaires reste inchangé, alors que l’autre devient plus honnête que lui et s’en distingue beaucoup par la vertu, est-ce que celui-ci doit encore maintenir avec celui-là ses relations amicales ? C’est sans doute en dehors des possibilités. D’ailleurs quand la distance entre eux est grande, l’impossibilité devient on ne peut plus manifeste. Par exemple, dans le cas des amitiés d’enfance. Si l’un en effet en est resté à penser comme un enfant et que l’autre est un homme dans toute la force du terme, comment seraient-ils encore amis, alors qu’ils n’ont plus ni les mêmes goûts, ni les mêmes motifs de joie et de peine ? Ce n’est plus en effet, l’un en présence de l’autre, qu’ils éprouveront ces sentiments. Or sans cela, ils ne pouvaient antérieurement être des amis, puisqu’il leur eût été impossible, sinon, de vivre ensemble. On a d’ailleurs déjà parlé de cela.
Est-ce alors que son attitude envers l’autre doit être exactement la même que s’il n’avait jamais été son ami ? Non, il doit plutôt garder souvenir de leur intimité passée et, tout comme nous croyons devoir montrer aux amis plus de gentillesse qu’aux étrangers, ainsi doit-on également faire une part aux amis d’autrefois en raison de l’amitié qu’ils ont inspirée précédemment, dès lors que la rupture n’a pas pour cause un excès de méchanceté.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII-IX
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