Beauvoir : L’amour condamne-t-il la femme à la soumission ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

Simone de BEAUVOIR, Le deuxième sexe (1949), II, 12 “L’amoureuse” pp. 539-573

[§1] Le mot “amour” n’a pas du tout le même sens pour l’un et l’autre sexe et c’est là une source des graves malentendus qui les séparent. Byron a dit justement que l’amour n’est dans la vie de l’homme qu’une occupation, tandis qu’il est la vie même de la femme. C’est la même idée qu’exprime Nietzsche dans Le Gai Savoir [1882, §363] : 

“Le même mot d’amour, dit-il, signifie en effet deux choses différentes pour l’homme et pour la femme. Ce que la femme entend par amour est assez clair : ce n’est pas seulement le dévouement, c’est un don total de corps et d’âme, sans restriction, sans nul égard pour quoi que ce soit. C’est cette absence de condition  qui fait de son amour une foi, la seule qu’elle ait. Quant à l’homme, s’il aime une femme c’est cet amour-là qu’il veut d’elle; il est par conséquent bien loin de postuler pour soi le même sentiment que pour la femme ; s’il se trouvait des hommes qui éprouvassent aussi ce désir d’abandon total, ma foi, ce ne seraient pas des hommes”. 

[§2] Des hommes ont pu être à certains moments de leur existence des amants passionnés, mais il n’en est pas un qu’on puisse définir comme “un grand amoureux” ; dans leurs emportements les plus violents, ils n’abdiquent jamais totalement ; même s’ils tombent à genoux devant leur maîtresse, ce qu’ils souhaitent encore c’est la posséder, l’annexer ; ils demeurent au coeur de leur vie comme des sujets souverains ; la femme aimée n’est qu’une valeur parmi d’autres ; ils veulent l’intégrer à leur existence, non engloutir en elle leur existence entière. Pour la femme au contraire, l’amour est une totale démission au profit d’un maître. 

Il faut que la femme oublie sa propre personnalité quand elle aime, écrit Cécile Sauvage. C’est une loi de la nature. Une femme n’existe pas sans un maître. Sans un maître,         c’est un bouquet éparpillé. 

[§3] En vérité, ce n’est pas d’une loi de la nature qu’il s’agit. C’est la différence de leur situation qui se reflète dans la conception que l’homme et la femme se font de l’amour. L’individu qui est sujet, qui est soi-même, s’il a le goût généreux de la transcendance, s’efforce d’élargir sa prise sur le monde : il est ambitieux, il agit. Mais un être inessentiel ne peut découvrir l’absolu au coeur de sa subjectivité ; un être voué à l’immanence ne saurait se réaliser dans des actes. Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain à qui il ne lui est pas permis de s’égaler, ce que rêvera la femme qui n’a pas étouffé sa revendication d’être humain, c’est de dépasser son être vers un de ces êtres supérieurs, c’est de s’unir, de se confondre avec le sujet souverain; il n’y a pour elle d’autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu’on lui désigne comme l’absolu, comme l’essentiel. Puisqu’elle est de toute façon condamnée à la dépendance, plutôt que d’obéir à des tyrans – parents, mari, protecteur – elle préfère servir un dieu ; elle choisit de vouloir si ardemment son esclavage qu’il lui apparaîtra comme l’expression de sa liberté ; elle s’efforcera de surmonter sa situation d’objet inessentiel en l’assumant radicalement ; à travers sa chair, ses sentiments, ses conduites, elle exaltera souverainement l’aimé, elle le posera comme la valeur et la réalité suprême : elle s’anéantira devant lui. L’amour devient pour elle une religion. (…)

[§18]   Le bonheur suprême de l’amoureuse, c’est d’être reconnue par l’homme aimé comme une partie de lui-même ; quand il dit « nous », elle est associée et identifiée à lui, elle partage son prestige et règne avec lui sur le reste du monde ; elle ne se lasse pas de redire – fût-ce abusivement – ce « nous » savoureux. Nécessaire à un être qui est l’absolue nécessité, qui se projette dans le monde vers des buts nécessaires et qui lui restitue le monde sous la figure de la nécessité, l’amoureuse connaît dans sa démission la possession magnifique de l’absolu. C’est cette certitude qui lui donne de si hautes joies ; elle se sent exaltée à la droite du dieu ; peu lui importe de n’avoir que la seconde place si elle a sa place, à jamais, dans un univers merveilleusement ordonné. Aussi longtemps qu’elle aime, qu’elle est aimée et nécessaire à l’aimé, elle se sent totalement justifiée : elle goûte paix et bonheur. (…)

[§19]   Mais il est rare que cette glorieuse félicité soit stable. Aucun homme n’est Dieu. Les rapports que la mystique soutient avec la divine absence dépendent de sa seule ferveur : mais l’homme divinisé et qui n’est pas Dieu est présent. C’est de là que vont naître les tourments de l’amoureuse. Son destin le plus ordinaire est résumé dans les paroles célèbres de Julie de Lespinasse : « De tous les instants de ma vie, mon ami, je vous aime, je souffre et je vous attends. » Certes, pour les hommes aussi la souffrance est liée à l’amour ; mais leurs peines ou ne durent pas longtemps ou ne sont pas dévorantes ; Benjamin Constant voulut mourir pour Juliette Récamier : en un an, il était guéri. Stendhal regretta pendant des années Métilde, mais c’est un regret qui embaumait sa vie plutôt qu’il ne la détruisait. Tandis qu’en s’assumant comme l’inessentiel, en acceptant une totale dépendance, la femme se crée un enfer ; toute amoureuse se reconnaît dans la petite sirène d’Andersen qui ayant échangé par amour sa queue de poisson contre des jambes de femme marchait sur des aiguilles et des charbons ardents. Il n’est pas vrai que l’homme aimé soit inconditionnellement nécessaire et elle ne lui est pas nécessaire ; il n’est pas en mesure de justifier celle qui se consacre à son culte, et il ne se laisse pas posséder par elle.

[§20]   Un amour authentique devrait assumer la contingence de l’autre, c’est-à-dire              ses manques, ses limites, et sa gratuité originelle ; il ne prétendrait pas être un salut, mais une relation inter-humaine. L’amour idolâtre confère à l’aimé une valeur absolue : c’est là un premier mensonge qui éclate à tous les regards étrangers : « Il ne mérite pas tant d’amour », chuchote-t-on autour de l’amoureuse ; la postérité sourit avec pitié quand elle évoque la pâle figure du comte Guibert. C’est pour la femme une déception déchirante que de découvrir les failles, la médiocrité de son idole. Colette a fait souvent allusion – dans la Vagabonde, dans Mes Apprentissages – à cette amère agonie ; la désillusion est plus cruelle encore que celle de l’enfant qui voit s’écrouler le prestige paternel, parce que la femme avait elle-même choisi celui à qui elle a fait don de tout son être. Même si l’élu est digne du plus profond attachement, sa vérité est terrestre : ce n’est plus lui qu’aime la femme agenouillée devant un être suprême ; elle est dupe de cet esprit de sérieux qui se refuse à mettre les valeurs « entre parenthèses », c’est-à-dire à reconnaître qu’elles ont leur source dans l’existence humaine ; sa mauvaise foi dresse des barrières entre elle et celui qu’elle adore. Elle l’encense, elle se prosterne, mais elle n’est pas pour lui une amie puisqu’elle ne réalise pas qu’il est en danger dans le monde, que ses projets et ses fins sont fragiles comme lui-même ; le considérant comme la foi, la Vérité, elle méconnaît sa liberté qui est hésitation et angoisse. Ce refus d’appliquer à l’amant une mesure humaine explique beaucoup des paradoxes féminins. La femme réclame de l’amant une faveur, il l’accorde : il est généreux, riche, magnifique, il est royal, il est divin ; s’il refuse, le voilà avare, mesquin, cruel, c’est un être démoniaque ou bestial. On serait tenté d’objecter : Si un « oui » surprend comme une superbe extravagance, faut-il s’étonner d’un « non » ? Si le non manifeste un si abject égoïsme, pourquoi tant admirer le « oui » ? Entre le surhumain et l’inhumain, n’y a-t-il pas de place pour l’humain ? (…)

[§22]   C’est là une des malédictions qui pèsent sur la femme passionnée : sa générosité se convertit aussitôt en exigence. S’étant aliénée en un autre, elle veut aussi se récupérer : il lui faut annexer cet autre qui détient son être. Elle se donne tout entière à lui : mais il faut qu’il soit tout entier disponible pour recevoir dignement ce don. Elle lui dédie tous ses instants : il faut qu’à chaque instant il soit présent ; elle ne veut vivre que par lui : mais elle veut vivre ; il doit se consacrer à la faire vivre. (…)

[§27]   Et si l’homme est durablement attaché à la femme, cela ne signifie encore pas qu’elle lui soit nécessaire. C’est pourtant ce qu’elle réclame : son abdication ne la sauve qu’à condition de lui restituer son empire ; on ne peut échapper au jeu de la réciprocité. Il faut donc qu’elle souffre, ou qu’elle se mente. Le plus souvent, elle s’agrippe d’abord au mensonge. Elle imagine l’amour de l’homme comme l’exacte contrepartie de celui qu’elle lui porte ; elle prend avec mauvaise foi le désir pour de l’amour, l’érection pour le désir, l’amour pour une religion. Elle force l’homme à lui mentir : Tu m’aimes ? Autant qu’hier ? Tu m’aimeras toujours ? Adroitement, elle pose les questions au moment où le temps manque pour donner des réponses nuancées et sincères, ou bien où les circonstances les interdisent ; c’est au cours de l’étreinte amoureuse, à l’orée d’une convalescence, dans les sanglots ou sur le quai d’une gare qu’elle interroge impérieusement ; des réponses arrachées, elle fait des trophées ; et, faute de réponses, elle fait parler les silences ; toute véritable amoureuse est plus ou moins paranoïaque. (…)

[§34]   L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés ; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre : aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait ; tous deux dévoileraient ensemble dans le monde des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers. 

[§35]   (…) Mais, dans la majorité des cas, la femme ne se connaît que comme autre : son pour-autrui se confond avec son être même ; l’amour n’est pas pour elle un intermédiaire de soi à soi parce qu’elle ne se retrouve pas dans son existence subjective ; elle demeure engloutie dans cette amante que l’homme a non seulement révélée mais créée ; son salut dépend de cette liberté despotique qui l’a fondée et qui peut en un instant l’anéantir. Elle passe sa vie à trembler devant celui qui tient son destin entre ses mains sans tout à fait le savoir, sans tout à fait le vouloir ; elle est en danger dans un autre, témoin angoissé et impuissant de son propre destin. Tyran malgré lui, malgré lui bourreau, cet autre en dépit d’elle et de lui a un visage ennemi : au lieu de l’union cherchée, l’amoureuse connaît la plus amère des solitudes, au lieu de la complicité, la lutte et souvent la haine. L’amour chez la femme est une suprême tentative pour surmonter en l’assumant la dépendance à laquelle elle est condamnée ; mais même consentie la dépendance ne saurait se vivre que dans la peur et la servilité.

[§36] Le jour où il sera possible à la femme d’aimer dans sa force, non dans sa faiblesse, non pour se fuir, mais pour se trouver, non pour se démettre, mais pour s’affirmer, alors l’amour deviendra pour elle comme pour l’homme source de vie et non mortel danger. En attendant, il résume sous sa figure la plus pathétique la malédiction qui pèse sur la femme enfermée dans l’univers féminin, la femme mutilée, incapable de se suffire à soi-même.

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