Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour
Il existe deux grandes catégories de définitions analytiques : conative (c’est-à-dire liée à des désirs ou des actions) ou affective (liée à des émotions plaisantes ou déplaisantes).
Conative : aimer c’est vouloir quelque chose concernant l’aimé. C’est se soucier de son bien-être et agir dans ce sens.
Affective : aimer, c’est ressentir une certaine émotion à la pensée ou en présence de l’aimé. (…)
L’amour sans émotion
Pour [Harry Frankfurt], la seule relation qui mérite d’être appelée « amour », c’est le souci purement désintéressé de l’être aimé, la quête active de ce qui est bon pour lui, pour son épanouissement individuel.
« Celui qui aime désire que ce qu’il aime prospère et qu’on ne lui fasse aucun mal ; et il ne le désire pas afin de promouvoir un autre but […] Pour celui qui aime, l’état de ce qu’il aime est important en lui-même, en dehors de la portée que cela peut avoir sur d’autres plans […] Il n’est pas non plus essentiel qu’une personne apprécie ce qu’elle aime. Elle peut même le trouver déplaisant. Comme dans d’autres modes d’attachement, le nœud de la question n’est ni affectif ni cognitif. Il est du domaine de la volonté. Aimer une personne se rapporte moins à ce qu’une personne croit, ou à sa manière de sentir, qu’à une configuration de la volonté qui consiste dans une préoccupation pratique de ce qui est bon pour l’objet aimé. »
Selon Frankfurt, cette définition permet de distinguer l’amour de l’engouement passager, du désir luxurieux, de l’obsession, de la possessivité et de la dépendance sous toutes ses formes, ce qui devrait jouer en sa faveur.
En effet, pour de nombreux philosophes, une bonne définition de l’amour doit nous donner les moyens de faire ces distinctions.
Les relations sentimentales ou sexuelles ne sont pas, selon Frankfurt, de bons exemples d’amour parce qu’elles tendent à effacer ces distinctions.
L’amour en tant que relation purement désintéressée caractérise, pense-t-il, les rapports entre les parents et leurs nouveau-nés ou leurs tout jeunes enfants, mais non la relation romantique entre adultes.
« Les relations essentiellement romantiques ou sexuelles ne présentent guère à mon avis de paradigmes authentiques ou éclairants sur l’amour. Elles sont en général reliées à toute une série d’éléments qui nous éloignent du fait que la nature essentielle de l’amour est d’être une préoccupation désintéressée ; elles engendrent une si grande confusion qu’à la fin il est pratiquement impossible d’y voir clair. »
Objections à la définition conative de l’amour
La définition conative de l’amour comme souci du bien de l’aimé, désir d’œuvrer à son bonheur, me semble exposée à une objection puissante.
Il est courant d’aimer quelqu’un sans se soucier de son bien ou travailler à le rendre heureux. (…) On peut aimer aussi quelqu’un et lui faire beaucoup de mal. (…)
L’amour est-il une émotion ?
L’amour n’est pas attaché à un seul état affectif, qu’il soit agréable (comme la joie) ou désagréable (comme la haine).
Il est plutôt un amplificateur de toutes sortes d’émotions : joie, enthousiasme, mais aussi haine, jalousie, colère, etc. Ce que je veux dire par là, c’est que l’amour rend toutes ces émotions plus intenses sans être entièrement défini par l’une d’entre elles (que ce soit la joie ou la jalousie).
Il est tout aussi impossible d’identifier a priori les tendances d’action typiques de l’amour que ses causes ou ses raisons. On peut fuir celle ou celui qu’on aime comme on peut chercher obstinément sa présence. (…)
Au total, les arguments qui visent à montrer que l’amour n’est pas une émotion me paraissent contestables.
1. La valence de l’amour est difficile à caractériser, certes. Mais c’est le cas pour toutes les émotions.
2. L’amour est plutôt une disposition qu’un épisode affectif ayant un début et une fin. C’est une idée défendable. Mais l’amour présente aussi des manifestations affectives épisodiques. Par ailleurs, toute émotion peut être vue aussi comme une disposition. Être une disposition ne suffit pas à exclure l’amour de la classe des émotions.
3. Comme toutes les émotions, et à la différence des sensations, l’amour est intentionnel, dirigé vers des objets.
L’idée que l’amour est une émotion prend tout son sens lorsqu’il est conçu comme une attitude contemplative, une vision à opposer à l’attitude active qui consiste à travailler au bien-être de l’aimé.
Objections à la définition affective de l’amour
Nous savons que contrairement à ce que dit la définition conative de l’amour, on peut aimer quelqu’un sans se soucier de son bien-être. On peut aimer quelqu’un tout en pensant qu’on serait mieux avec quelqu’un d’autre. On peut aimer quelqu’un sans exclure de le remplacer par quelqu’un d’autre le moment venu.
La définition affective de l’amour, c’est-à-dire comme émotion contemplative, ravissement sans but précis, simple enchantement du monde, répond à ces critiques. Mais elle n’est pas non plus à l’abri des objections.
Elle semble impliquer deux sentiments : admiration pour l’aimé et joie en sa présence.
Or, on n’est pas obligé d’accepter cette supposée implication.
1. Selon la définition affective, aimer, c’est ressentir une certaine forme d’admiration pour l’aimé. Mais on peut aimer quelqu’un sans l’admirer, en méprisant profondément son caractère, en étant dégoûté par son apparence et ses habitudes. (…)
2. Selon la définition affective, aimer signifie, entre autres, éprouver de la joie en présence de l’aimé. Mais il est courant d’aimer quelqu’un dont on ne peut pas supporter la présence.
Ruwen OGIEN, Philosopher ou faire l’amour (2014), chapitre 5, pp.66-71 ; 85-89
Je ne sais pas si Raymond Carver pensait au Banquet lorsqu’il écrivit cette nouvelle dont le titre aurait pu être celui du livre de Platon : Parlez-moi d’amour. (…)
Les personnages sont les suivants : le narrateur et sa femme Laura, l’ami du narrateur Mel, un cardiologue (…) et sa seconde femme Terri.
L’échange le plus important concerne Mel et Terri.
« Terri nous raconta que l’homme avec qui elle vivait avant d’épouser Mel l’aimait tant qu’il avait essayé de la tuer.
— Un soir, il m’a battue, ajouta-t-elle. Il m’a tirée par les chevilles à travers le salon. Il répétait sans cesse : “Je t’aime, je t’aime, putain.” Et il continuait de me tirer tout autour de la pièce. Ma tête se cognait à un tas de choses. (Le regard de Terri fit le tour de la table.) Que dites-vous d’un amour pareil ? […]
— Bon sang, ne dis pas de bêtises, lui lança Mel. Ce n’est pas de l’amour, tu le sais bien. J’ignore quel mot il faudrait employer pour une chose pareille, mais certainement pas celui d’amour.
— Dis ce que tu veux, moi je sais que c’était de l’amour, répliqua Terri. Ça peut te paraître absurde mais n’empêche que c’est vrai. Les gens sont différents les uns des autres, Mel. Bien sûr, il lui arrivait parfois de se conduire comme un dingue, je le reconnais. Mais il m’aimait. À sa façon peut-être mais il m’aimait tout de même. Oui, Mel, il y avait de l’amour en lui, ne dis pas le contraire.
Mel poussa un profond soupir, prit son verre et se tourna vers Laura et moi.
— Cet homme a menacé de me tuer, nous confia-t-il (ayant vidé son verre, il tendit la main vers la bouteille). Terri est une romantique du genre : “Frappe-moi et je saurai que tu m’aimes”. » [Carver, Parlez-moi d’amour, 1981]
La question de savoir s’il est légitime de parler d’amour dans ces cas-là résume à elle seule les problèmes épistémologiques que cette idée continue de poser.
D’après Terri, rien ne devrait nous interdire d’employer le mot « amour » pour décrire les comportements violents de son amant à son égard.
En même temps, elle reconnaît qu’il existe beaucoup d’autres façons de ressentir et de se conduire un peu plus calmes et mesurées si l’on peut dire, qui méritent également le nom d’amour.
En fait Terri ne semble pas croire qu’il existerait quelque chose comme une nature « essentielle » de l’amour qui pourrait être saisie par une définition claire et largement acceptée.
C’est mon point de vue aussi.
Lorsque je parlais de mes recherches sur l’amour à des amis, ils me demandaient fréquemment : « Et toi, quelle est ta définition de l’amour ? En as-tu au moins une qui te soit personnelle à proposer ? », comme si mon travail ne vaudrait rien si je n’atteignais pas cet objectif.
Or définir l’amour n’a jamais été mon but, et je ne crois pas qu’il devrait être celui qui mobilise toute l’attention des philosophes qui s’intéressent à la question.
« Amour » fait probablement partie de ces termes primitifs qu’il est impossible de définir ou dont aucune définition incontestable ne saurait être donnée (comme c’est le cas des autres termes philosophiques élémentaires : bien, mal, vérité, beauté, etc.).
Ruwen OGIEN, Philosopher ou faire l’amour (2014), chapitre 7, pp.117-119
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