Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour
Le discours d’Aristophane
ARISTOPHANE Il est exact, Éryximaque, reprit Aristophane, que j’ai bien l’intention de parler autrement que vous l’avez fait, toi et Pausanias. À mon avis en effet, les êtres humains ne se rendent absolument pas compte du pouvoir d’Éros, car s’ils avaient vraiment conscience de l’importance de ce pouvoir, ils lui auraient élevé les temples les plus imposants, dressé des autels, et offert les sacrifices les plus somptueux ; ce ne serait pas comme aujourd’hui où aucun de ces hommages ne lui est rendu, alors que rien ne s’imposerait davantage. Parmi les dieux en effet, [189d] nul n’est mieux disposé à l’égard des humains : il vient à leur secours, il est leur médecin, les guérissant de maux dont la guérison constitue le bonheur le plus grand pour le genre humain. Je vais donc tenter de vous exposer quel est son pouvoir, et vous en instruirez les autres.
Mais, d’abord, il vous faut apprendre ce qu’était la nature de l’être humain et ce qui lui est arrivé. Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent.
Oui, et premièrement, il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une [189e] troisième qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd’hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet il y avait l’androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. Aujourd’hui, cette catégorie n’existe plus, et il n’en reste qu’un nom tenu pour infamant.
Deuxièmement, la forme de chaque être humain était celle d’une boule, avec un dos et des flancs arrondis. Chacun avait quatre mains, un nombre de jambes égal à celui des mains, deux visages sur un cou rond avec, [190a] au-dessus de ces deux visages en tout point pareils et situés à l’opposé l’un de l’autre, une tête unique pourvue de quatre oreilles. En outre, chacun avait deux sexes et tout le reste à l’avenant, comme on peut se le représenter à partir de ce qui vient d’être dit. Ils se déplaçaient, en adoptant une station droite comme maintenant, dans la direction qu’ils désiraient ; et, quand ils se mettaient à courir vite, ils faisaient comme les acrobates qui font la culbute en soulevant leurs jambes du sol pour opérer une révolution avant de les ramener à la verticale ; comme à ce moment-là ils prenaient appui sur huit membres, ils avançaient vite en faisant la roue.
La raison qui explique pourquoi il y avait ces trois catégories et pourquoi elles [190b] étaient telles que je viens de le dire, c’est que, au point de départ, le mâle était un rejeton du soleil, la femelle un rejeton de la terre, et le genre qui participait de l’un et de l’autre un rejeton de la lune, car la lune participe des deux. Et si justement eux-mêmes et leur démarche avaient à voir avec le cercle, c’est qu’ils ressemblaient à leur parent.
Cela dit, leur vigueur et leur force étaient redoutables, et leur orgueil était immense. Ils s’en prirent aux dieux, et ce que Homère raconte au sujet d’Éphialte et d’Otos, à savoir qu’ils entreprirent [190c] l’escalade du ciel dans l’intention de s’en prendre aux dieux, c’est à ces êtres qu’il convient de le rapporter.
C’est alors que Zeus et les autres divinités délibérèrent pour savoir ce qu’il fallait en faire ; et ils étaient bien embarrassés. Ils ne pouvaient en effet ni les faire périr et détruire leur race comme ils l’avaient fait pour les Géants en les foudroyant – car c’eût été la disparition des honneurs et des offrandes qui leur venaient des hommes –, ni supporter plus longtemps leur impudence. Après s’être fatigué à réfléchir, Zeus déclara : « Il me semble, dit-il, que je tiens un moyen pour que, tout à la fois, les êtres humains continuent d’exister et que, devenus plus faibles, ils mettent un terme à leur conduite déplorable. En effet, dit-il, je vais sur-le-champ les couper chacun en deux ; en même temps [190d] qu’ils seront plus faibles, ils nous rapporteront davantage, puisque leur nombre sera plus grand. Et ils marcheront en position verticale sur deux jambes ; mais, s’ils font encore preuve d’impudence, et s’ils ne veulent pas rester tranquilles, alors, poursuivit-il, je les couperai en deux encore une fois, de sorte qu’ils déambuleront sur une seule jambe à cloche-pied. » Cela dit, il coupa les hommes en deux [190e], ou comme on coupe les œufs avec un crin.
Quand il avait coupé un être humain, il demandait à Apollon de lui retourner du côté de la coupure le visage et la moitié du cou, pour que, ayant cette coupure sous les yeux, cet être humain devînt plus modeste ; il lui demandait aussi de soigner les autres blessures. [191a] Apollon retournait le visage et, ramenant de toutes parts la peau sur ce qu’on appelle à présent le ventre, procédant comme on le fait avec les bourses à cordons, il l’attachait fortement au milieu du ventre en ne laissant qu’une cavité, ce que précisément on appelle le « nombril ». Puis il effaçait la plupart des autres plis en les lissant et il façonnait la poitrine, en utilisant un outil analogue à celui qu’utilisent les cordonniers pour lisser sur la forme les plis du cuir. Il laissa pourtant subsister quelques plis, ceux qui se trouvent dans la région du ventre, c’est-à-dire du nombril, comme un souvenir de ce qui était arrivé dans l’ancien temps.
Quand donc l’être humain primitif eut été dédoublé par cette coupure, chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir de nouveau à elle. Et, passant leurs bras autour l’un de l’autre, ils s’enlaçaient mutuellement, parce qu’ils désiraient se confondre en un même être, et ils finissaient par mourir de faim et [191b] de l’inaction causée par leur refus de rien faire l’un sans l’autre. Et, quand il arrivait que l’une des moitiés était morte tandis que l’autre survivait, la moitié qui survivait cherchait une autre moitié, et elle s’enlaçait à elle, qu’elle rencontrât la moitié d’une femme entière, ladite moitié étant bien sûr ce que maintenant nous appelons une « femme », ou qu’elle trouvât la moitié d’un « homme ». Ainsi l’espèce s’éteignait.
Mais, pris de pitié, Zeus s’avise d’un autre expédient : il transporte les organes sexuels sur le devant du corps de ces êtres humains. Jusqu’alors en effet, ils avaient ces organes eux aussi sur la face extérieure de leur corps ; aussi ce n’est pas en s’unissant les uns les autres, qu’ils s’engendraient et se reproduisaient mais, à la façon des cigales en surgissant [191c] de la terre. Il transporta donc leurs organes sexuels à la place où nous les voyons, sur le devant, et ce faisant il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. Le but de Zeus était le suivant. Si, dans l’accouplement, un homme rencontrait une femme, il y aurait génération et l’espèce se perpétuerait ; en revanche, si un homme tombait sur un homme, les deux êtres trouveraient de toute façon la satiété dans leur rapport, ils se calmeraient, ils se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.
C’est donc d’une époque aussi lointaine que date l’implantation dans les êtres humains [191d] de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisqu’il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire. Aussi tous ceux des mâles qui sont une coupure de ce composé qui était alors appelé « androgyne » recherchent-ils l’amour des femmes et c’est de cette espèce que proviennent la plupart des maris qui trompent leur femme [191e], et pareillement toutes les femmes qui recherchent l’amour des hommes et qui trompent leur mari. En revanche, toutes les femmes qui sont une coupure de femme ne prêtent pas la moindre attention aux hommes ; au contraire, c’est plutôt vers les femmes qu’elles sont tournées, et c’est de cette espèce que proviennent les lesbiennes. Tous ceux enfin qui sont une coupure de mâle recherchent aussi l’amour des mâles. Aussi longtemps qu’ils restent de jeunes garçons, comme ce sont des petites tranches de mâle, ils recherchent l’amour des mâles et prennent plaisir à coucher avec des mâles et à s’unir à eux. [192a] Parmi les garçons et les adolescents ceux-là sont les meilleurs, car ce sont eux qui, par nature, sont au plus haut point des mâles. Certaines personnes bien sûr disent que ce sont des impudiques, mais elles ont tort. Ce n’est pas par impudicité qu’ils se comportent ainsi ; non c’est leur hardiesse, leur virilité et leur allure mâle qui font qu’ils recherchent avec empressement ce qui leur ressemble. En voici une preuve éclatante : les mâles de cette espèce sont les seuls en effet qui, parvenus à maturité, s’engagent dans la politique. [192b] Lorsqu’ils sont devenus des hommes faits, ce sont de jeunes garçons qu’ils aiment et ils ne s’intéressent guère par nature au mariage et à la procréation d’enfants, mais la règle les y contraint ; ils trouveraient plutôt leur compte dans le fait de passer leur vie côte à côte en y renonçant. Ainsi donc, de manière générale, un homme de ce genre cherche à trouver un jeune garçon pour amant et il chérit son amant, parce que dans tous les cas il cherche à s’attacher à ce qui lui est apparenté.
Chaque fois donc que le hasard met sur le chemin de chacun la partie qui est la moitié de lui-même, tout être humain, et pas seulement celui qui cherche un jeune garçon pour amant, est alors frappé par un extraordinaire sentiment [192c] d’affection, d’apparentement et d’amour ; l’un et l’autre refusent, pour ainsi dire, d’être séparés, ne fût-ce que pour un peu de temps.
Et ces hommes qui passent toute leur vie l’un avec l’autre ne sauraient même pas dire ce qu’ils attendent l’un de l’autre. Nul ne pourrait croire que ce soit la simple jouissance que procure l’union sexuelle, dans l’idée que c’est là, en fin de compte, le motif du plaisir et du grand empressement que chacun prend à vivre avec l’autre. [192d] C’est à l’évidence une autre chose que souhaite l’âme, quelque chose qu’elle est incapable d’exprimer. Il n’en est pas moins vrai que ce qu’elle souhaite elle le devine et le laisse entendre. Supposons même que, au moment où ceux qui s’aiment reposent sur la même couche, Héphaïstos se dresse devant eux avec ses outils, et leur pose la question suivante : « Que désirez-vous, vous autres, qu’il vous arrive l’un par l’autre ? »
Supposons encore que, les voyant dans l’embarras, il leur pose cette nouvelle question : « Votre souhait n’est-il pas de vous fondre le plus possible l’un avec l’autre en un même être, de façon à ne vous quitter l’un l’autre ni le jour ni la nuit ? Si c’est bien cela que vous souhaitez, [192e] je consens à vous fondre ensemble et à vous transformer en un seul être, de façon à faire que de ces deux êtres que vous êtes maintenant vous deveniez un seul, c’est-à-dire pour que, durant toute votre vie, vous viviez l’un avec l’autre une vie en commun comme si vous n’étiez qu’un seul être, et que, après votre mort, là-bas chez Hadès, au lieu d’être deux vous ne formiez qu’un seul être, après avoir connu une mort commune. Allons ! voyez si c’est là ce que vous désirez et si ce sort vous satisfait. » En entendant cette proposition, il ne se trouverait personne, nous le savons, pour dire non et pour souhaiter autre chose. Au contraire, chacun estimerait tout bonnement qu’il vient d’entendre exprimer un souhait qu’il avait depuis longtemps : celui de s’unir avec l’être aimé et se fondre en lui, de façon à ne faire qu’un seul être au lieu de deux. Ce souhait s’explique par le fait que la nature humaine qui était la nôtre dans un passé reculé se présentait ainsi, c’est-à-dire que nous étions d’une seule pièce : aussi est-ce au souhait de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d’« amour ».
[193a] Oui, je le répète, avant l’intervention de Zeus, nous formions un seul être. Maintenant, en revanche, conséquence de notre conduite injuste, nous avons été coupés en deux par le dieu, tout comme les Arcadiens l’ont été par les Lacédémoniens. Il est donc à craindre que, si nous ne faisons pas preuve de respect à l’égard des dieux, nous ne soyons une fois de plus fendus en deux, et que nous ne déambulions pareils aux personnages que sur les stèles nous voyons figurés en relief, coupés en deux suivant la ligne du nez, devenus pareils à des jetons qu’on a coupés par moitié. Voilà bien pour quels motifs il faut recommander à tout homme de faire preuve en toute chose de piété à l’égard des dieux, [193b] pour éviter l’alternative qui vient d’être évoquée, et pour parvenir, en prenant Éros pour notre guide et pour notre chef, à réaliser la première. Que nul ne fasse rien qui contrarie Éros – et c’est s’opposer à lui que de se rendre odieux à la divinité. En effet, si nous vivons en entretenant des relations d’amitié avec le dieu et en restant en paix avec lui, nous découvrirons les bien-aimés qui sont véritablement les nôtres et nous aurons commerce avec eux, ce que peu d’hommes font aujourd’hui.
Ah, qu’Éryximaque, prêtant à mes propos une intention comique, n’aille pas supposer que je parle de Pausanias et d’Agathon. Sans doute, se trouvent-ils être de ce nombre, et ont-ils l’un et l’autre une nature de mâle. [193c] Quoi qu’il en soit, je parle, moi des hommes et des femmes dans leur ensemble, pour dire que notre espèce peut connaître le bonheur, si nous menons l’amour à son terme, c’est-à-dire si chacun de nous rencontre le bien-aimé qui est le sien, ce qui constitue un retour à notre ancienne nature. Si cela est l’état le meilleur, il s’ensuit nécessairement que, dans l’état actuel des choses, ce qui se rapproche le plus de cet état est le meilleur ; et cela, c’est de rencontrer un bien-aimé dont la nature corresponde à notre attente.Si par nos hymnes nous souhaitons célébrer le dieu qui est le responsable de ces biens, [193d] c’est en toute justice Éros que nous devons célébrer, lui qui à l’heure qu’il est nous rend les plus grands services en nous conduisant vers ce qui nous est apparenté, et qui, pour l’avenir, suscite les plus grands espoirs, en nous promettant, si nous faisons preuve de piété envers les dieux, de nous rétablir dans notre ancienne nature, de nous guérir et ainsi de nous donner félicité et bonheur.
PLATON, Le Banquet (trad. Brisson, GF Flammarion 1998)189c-193d
Une partie du discours d’Aristophane en version animée (Szidon 2005)
Le texte imprimable en ligne :