Tronto : Peut-on aimer sans se soucier de l’autre ?

Texte étudié dans le cadre d’un cours de Licence sur l’amour

Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), IV

Le care (la « sollicitude » et/ou le « soin ») est un mot commun profondément inscrit dans notre langage quotidien. Au niveau le plus général, la sollicitude connote une forme d’engagement ; la manière la plus simple de le démontrer est d’envisager sa forme négative : « je ne m’en soucie pas» (I don’t care). Mais le type d’engagement connoté par la sollicitude n’est pas de même sorte que celui qui caractérise une personne mue par ses intérêts. Dire « je ne m’en préoccupe pas » n’est pas l’équivalent d’être indifférent. Un « intérêt » peut prendre la qualité d’un attribut, d’une possession, comme de ce qui engage notre attention. Au contraire, dire « nous nous préoccupons de la faim » implique davantage que le fait que nous y prenions de l’intérêt. La sollicitude semble comporter deux aspects supplémentaires. Premièrement, elle implique  de tendre vers quelque chose d’autre que soi : elle n’est ni autoréférente ni autocentrée. Deuxièmement, elle suggère implicitement qu’elle va conduire à entreprendre une action. De quelqu’un qui dirait « je me soucie de la faim dans le monde », mais qui ne ferait rien pour la soulager, nous penserions qu’il ne sait pas de quoi il parle en affirmant s’en soucier. Sémantiquement, la sollicitude est indissociable de la notion de charge [Noddings, 1984] ; se soucier de quelqu’un ou de quelque chose implique davantage qu’une simple envie ou un intérêt passager, mais bien plutôt l’acquiescement à une forme de prise en charge.

Plutôt que de soumettre à discussion les multiples utilisations du terme de care (« sollicitude / soin »), je proposerai cette définition élaborée par Berenice Fischer et moi-même : 

« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » .

Fischer et Tronto, “Toward a feminist theory of care”, 1991, p. 40

Notons, tout d’abord, plusieurs caractéristiques de cette définition du care. Premièrement, elle ne se limite pas aux interactions que les humains ont avec les autres. Nous y incluons la possibilité que le soin s’applique non seulement aux autres, mais aussi à des objets et à l’environnement. Deuxièmement, nous ne présumons pas que le soin est une relation duelle ou interindividuelle. La sollicitude est trop souvent décrite et définie comme une relation nécessaire entre deux individus, le plus souvent entre une mère et  son enfant. Comme d’autres l’ont noté, cette conception dyadique conduit à romancer la relation mère-enfant, de sorte qu’elle devient dans le discours occidental contemporain l’équivalent d’un couple romantique. Une telle conception présuppose également que le soin est naturellement individuel, alors qu’en fait peu de sociétés au monde ont pensé l’éducation  des enfants – probablement l’une des formes paradigmatiques de la sollicitude – comme relevant de la seule responsabilité de la mère biologique. En retenant cette hypothèse d’une sollicitude de forme dyadique, la plupart des auteurs contemporains rejettent dès le départ les différentes manières dont le care peut fonctionner socialement et politiquement dans une culture donnée. Troisièmement, nous insistons sur le fait que l’activité de soin est  dans une large mesure définie culturellement et présente donc des variations selon les cultures. Quatrièmement, nous considérons le soin comme actif. Le care peut caractériser une activité singulière ou décrire un processus. À cet égard, il n’est pas simplement une préoccupation intellectuelle, ou un trait de caractère, mais un souci porté à la vie engageant l’activité d’êtres humains dans les processus de la vie quotidienne. Le care est à la fois une pratique et une disposition. 

Le champ du care est immense. En fait, lorsque nous commençons à y réfléchir ainsi,          il absorbe une grande part de l’activité humaine. Néanmoins, toute activité humaine ne renvoie pas au care. Pour délimiter son domaine, il pourrait être utile de recourir à l’idée aristotélicienne des « fins emboîtées » : si le care peut produire du plaisir et que des activités créatrices peuvent être entreprises avec une fin orientée vers le soin, nous pouvons reconnaître le care lorsqu’une pratique a pour but le maintien, la perpétuation ou la réparation du monde. L’un des moyens nous permettant de commencer à comprendre les limites du care consiste à noter ce qu’il n’est pas. Parmi les activités de la vie qui d’une manière générale ne relèvent pas du care, nous pouvons probablement inclure ce qui suit : la recherche du plaisir, l’activité créatrice, la production, la destruction. Jouer, accomplir un désir, mettre sur le marché un nouveau produit ou créer une œuvre d’art ne relève pas du care . (…)

Cependant, ce point s’avère plus complexe : (…) nous pourrions naturellement proposer des descriptions similaires d’activités de production, de jeu, etc., constituant pour partie            des activités de care. Souvent, ces autres activités peuvent être effectuées en vue d’un objectif de soin. De plus, il est possible que ce que nous pourrions décrire comme un « travail de soin » s’accomplisse sans disposition au soin : il arrive qu’une personne chargée de la surveillance des signes vitaux chez les patients d’une maison de retraite ne conçoive ce travail que comme un emploi ordinaire. D’une manière générale, j’utiliserai donc le terme de care dans un sens plus restrictif, pour ne m’y référer que lorsque l’activité et la disposition sont toutes deux présentes.

Pour rendre cette analyse plus concrète et comprendre toutes les dimensions nécessaires du care, permettez-moi de proposer une description plus précise des phases du care que Berenice Fischer et moi-même avons identifiées.

Les quatre phases du care

Nous avons noté qu’en tant que processus actif, le care comporte quatre phases, analytiquement distinctes mais intimement liées. Ce sont les suivantes : se soucier de, se charger de, accorder des soins et recevoir des soins. Décrivons, l’une après l’autre, chacune de ces quatre phases.

Se soucier de (caring about). – Le care implique en premier lieu la reconnaissance de sa nécessité. Il implique donc de constater l’existence d’un besoin et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. « Se soucier de » implique fréquemment d’assumer la position d’une autre personne ou d’un autre groupe pour identifier le besoin. Reconnaître que les personnes atteintes du sida pourraient avoir des problèmes de mobilité crée un besoin : comment pourront-elles se nourrir, faire leurs courses ? « Se soucier de » est façonné culturellement et individuellement : certains ignorent les mendiants qui demandent de l’argent ; les images d’enfants affamés présentées dans les journaux télévisés peuvent nous conduire à envisager une contribution à une organisation humanitaire internationale. Aux États-Unis, nous pensons fréquemment « se soucier de » en des termes fondamentalement individualistes : plusieurs universitaires ont soutenu que ce dont nous nous soucions définit ce que nous sommes en tant que personnes et en tant qu’individus singuliers . Néanmoins, nous pouvons également décrire « se soucier de » à un niveau social et politique et décrire l’approche adoptée par la société à l’égard des sans-abri, par exemple, en termes de care.

Se charger de (taking care of). – « Se charger de » constitue l’étape suivante du processus du care, qui implique d’assumer une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et de déterminer la nature de la réponse à lui apporter. Au lieu de se contenter de se centrer sur les besoins d’une autre personne, « se charger de » implique de reconnaître que l’on peut agir pour traiter ces besoins non satisfaits. Si l’on pense que rien ne peut être fait relativement à un problème, alors il n’est pas de manière appropriée de « se charger de ». Si nous croyons qu’il est très malheureux que les enfants du tiers monde meurent de faim, mais que toute nourriture envoyée là-bas sera volée, il ne sert à rien d’envoyer de l’argent pour acheter de la nourriture ; nous avons alors suggéré que ce besoin ne peut être satisfait et qu’aucune forme de prise en charge ne peut intervenir. « Se charger de » implique certaines conceptions de l’agir et de la responsabilité dans le processus du soin. Ayant reconnu les besoins des personnes atteintes du sida, un certain nombre d’organisations de service sont apparues, telles le Gay Men’s Health Crisis, le Project Open Hand et le Shanti Project. Visiblement, la prise en charge des besoin des personnes affectées par le sida va au-delà de la démarche consistant à se rendre à la porte de quelqu’un, à frapper et à offrir un repas chaud. Il faut trouver une source régulière d’approvisionnement en nourriture, coordonner les bénévoles et trouver des fonds.                 Toutes ces tâches font partie du « se charger de ».

Accorder des soins (care giving). – Accorder des soins suppose la rencontre directe          des besoins de care. Ce qui implique un travail matériel et exige presque toujours de ce qui donnent des soins qu’ils viennent au contact des objets du care. La distribution de nourriture dans les camps en Somalie, l’arrivée de bénévoles culturellement adaptés aux malades du sida qui apportent des repas ou lavent leur linge sont des exemples du soin. Il en est de même d’exemples qui se présentent plus spontanément à l’esprit : l’infirmière administrant  des médicaments, celle ou celui qui répare un objet détérioré, la mère qui parle à son enfant   des événements de la journée, la voisine qui aide son amie à se coiffer, etc.

Il serait possible de concevoir le don d’argent comme une des formes sous lesquelles s’accorde le soin, encore que cette forme de don n’y aboutisse habituellement qu’en permettant la réalisation par quelqu’un d’autre du travail de soin nécessaire. Si je donne de l’argent dans la rue à un sans-abri, elle ou il devra convertir cet argent en autre chose qui répondra à un besoin. À cet égard, procurer de l’argent correspond davantage à une forme de « se charger de » qu’à une forme du soin. La raison qui conduit à insister sur cette distinction est importante. L’argent n’apporte pas de solution aux besoins humains, même s’il procure les ressources grâce auxquelles ils peuvent être satisfaits. Cependant, comme les économistes féministes l’ont depuis longtemps noté, une charge de travail importante est nécessaire pour convertir un chèque, ou toute autre forme de ressource monétaire, en satisfaction des besoins humains . Qu’aux États-Unis nous établissions trop rapidement une équivalence entre proposer de l’argent et satisfaire les besoins indique la sous-évaluation de la manière dont on accorde des soins  dans notre société.

Recevoir des soins (care receiving). – La dernière phase du care correspond à la reconnaissance de ce que l’objet de la sollicitude réagit au soin qu’il reçoit. Par exemple, le piano qui a été réaccordé sonne de nouveau agréablement, le patient se sent mieux ou les enfants affamés semblent en meilleure santé après avoir été nourris. Il est important d’inclure la réception du soin parmi les éléments du processus parce que c’est la seule manière de savoir si une réponse au besoin de soin a été apportée. Jusqu’à ce point de notre description, nous avons supposé que la définition du besoin de soin, postulée dans la première phase du care par celui ou ceux qui « se soucient » d’un besoin, était juste. Mais les perceptions des besoins peuvent être fausses. Même si la perception d’un besoin est correcte, la manière dont les dispensateurs de soin choisissent de le satisfaire peut être à l’origine de nouveaux problèmes. Une personne à mobilité réduite peut préférer se nourrir elle-même même s’il est plus rapide pour le bénévole qui s’est présenté avec un repas chaud de le faire. Quelle évaluation du besoin le plus pressant – le besoin pour le bénévole d’arriver chez le client suivant ou le besoin pour le destinataire du repas de préserver sa dignité – est-elle préférable ? Quelle analyse des besoins des enfants dans les écoles pourvues de ressources insuffisantes orientera la manière dont elles dépensent leurs fonds ou le budget dont elles disposeront, etc. ? Faute de s’assurer que l’objet dont il a été pris soin réagit à la sollicitude dont il a bénéficié, nous pouvons rester dans l’ignorance de ces dilemmes et perdre la capacité d’évaluer l’adéquation du soin proposé. (…)

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