Pouvoir & technique dans “Le Roi et l’Oiseau” (CPES2 2018)

En décembre 2018, Ombeline Defrance et Annouck Saussier, étudiantes en CPES2 à l’université PSL, ont créé cet essai vidéo consacré à l’analyse philosophique du film d’animation “Le roi et l’oiseau” de Paul Grimault, sur pouvoir & technique. Continuer la lecture

Jonas : L’homme doit-il se méfier de la nature ou de la technique ?

Citation

Compte tenu de la puissance colossale de notre technique dans ce domaine il devient d’une aveuglante clarté que la prévention est la principale mission de la responsabilité. Mais ce n’est pas le seul domaine. Notre technique pacifique elle-même, dont bénéficie quotidiennement l’humanité sur la planète, recèle en elle un potentiel de malheur — qui, pour n’être ni intentionnel ni soudain, n’en est pas moins sournois. Il accompagne en conséquence comme une ombre grandissante, les œuvres que cette technique a voulues, et dont elle a eu si souvent besoin.

Le choix plus simple qui consisterait à suspendre toute action nous est ici refusé, car nous devons poursuivre l’exploitation technique de la nature. Comment et dans quelles proportions, telles sont les deux seules questions qui subsistent; de même, celle de savoir si nous sommes maîtres de la nature ou si nous pouvons le devenir est-elle l’une des questions les plus graves en ce qui concerne la liberté humaine. Or tel est bien également l’objet de mes réflexions aujourd’hui.

Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l’homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s’agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n’est jamais née d’une impulsion salvatrice commune.

Hans JONAS, “Technique, liberté, obligation” in Une éthique pour la nature (1987)

Descartes : La technique nous promet-elle de dominer la nature ?

Citation

Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous1, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.

Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si remarquable; mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien à comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus.

DESCARTES, Discours de la méthode (1637), VI