Hannah ARENDT, La crise de l’éducation (1958), pp.232-246 |
[§13] En Amérique, ce qui rend la crise d’éducation si aiguë, c’est le caractère politique de ce pays, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c’est-à-dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeurs et élèves. Il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu’aux dépens de l’autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués. Cependant, au moins pour quiconque connaît le système d’éducation américain, il est également évident que cette difficulté, enracinée dans l’attitude politique du pays, présente aussi de gros avantages, non seulement du point de vue humain, mais aussi sur le plan de l’éducation ; en tout cas, ces facteurs généraux ne peuvent ni expliquer la crise dans laquelle nous nous trouvons actuellement, ni justifier les mesures par lesquelles on a précipité la crise.
[§14] Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. C’est le groupe des enfants lui-même qui détient l’autorité qui dit à chacun des enfants ce qu’il doit faire et ne pas faire ; entre autres conséquences, cela crée une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis empêcher le pire d’arriver. C’est ainsi qu’entre enfants et adultes sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble simultanément. L’essence de cette première idée de base est donc de ne prendre en considération que le groupe et non l’enfant en tant qu’individu.
[§15] Quant à l’enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. Si l’on se place du point de vue de l’enfant pris individuellement, on voit qu’il n’a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. Il ne se trouve plus dans la situation d’une lutte inégale avec quelqu’un qui a, certes, une supériorité absolue sur lui – situation où il peut néanmoins compter sur la solidarité des autres enfants, c’est-à-dire de ses pairs – mais il se trouve bien plutôt dans la situation par définition sans espoir de quelqu’un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l’absolue majorité de toutes les autres. Même en l’absence de toute contrainte extérieure, bien peu d’adultes sont capables de supporter une telle situation, et les enfants en sont tout simplement incapables.
[§16] Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux.
[§17] La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l’enseignement. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. Comme nous le verrons plus loin, cette attitude est naturellement très étroitement liée à une idée fondamentale sur la façon d’apprendre. En outre, au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves. En conséquence, cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister.
[§18] Mais c’est une théorie moderne sur la façon d’apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l’application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un « savoir mort », comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert. L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire : le résultat fut une sorte de transformation des collèges d’enseignement général en instituts professionnels qui ont remporté autant de succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine, ou – plus important encore pour l’« art de vivre » – à se bien comporter en société et à être populaire, qu’ils ont récolté d’échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises par un programme d’études normal.
[§19] Cependant cette description pèche non tant par son exagération évidente pour les besoins de la cause, que par son insuffisance à se rendre compte comment dans ce processus on s’est surtout efforcé de supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier. On considérait que le jeu est le mode d’expression le plus vivant et la manière la plus appropriée pour l’enfant de se conduire dans le monde, et que c’était la seule forme d’activité qui jaillisse spontanément de son existence d’enfant. Seul ce qui peut s’apprendre en jouant correspond à sa vivacité. L’activité caractéristique de l’enfant – du moins pensait-on – est de jouer ; apprendre, au vieux sens du terme, en forçant l’enfant à adopter une attitude de passivité, l’obligeait à abandonner sa propre initiative qui ne se manifeste que dans le jeu.
[§20] (…) Il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l’enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l’enfant au monde des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer est supprimée au profit de l’autonomie du monde de l’enfance.
[§24] L’éducation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu’elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n’ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. Ce double aspect ne va absolument pas de soi et ne s’applique pas aux formes animales de la vie ; il correspond à un double mode de relations, d’une part la relation au monde et d’autre part la relation à la vie. L’enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants ; si l’on considère la vie et son évolution, l’enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l’enfant n’est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.
[§25] Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. (…)
[§33] Dans la mesure où l’enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l’y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s’insérant dans le monde tel qu’il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.
[§34] Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. L’autorité de l’éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde. » (…)
[§40] Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau.
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