Arendt : L’humain peut-il échapper à ses limites terrestres ?

Hannah Arendt

En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers* ; pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent   le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles. Certes, le satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait point tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel ; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie. Cet événement, que rien, pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser, eût été accueilli avec une joie sans mélange s’il ne s’était accompagné de circonstances militaires et politiques gênantes. Mais, chose curieuse, cette joie ne fut pas triomphale ; ni orgueil ni admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le coeur des mortels qui soudain, en regardant les cieux, pouvaient y contempler un objet de leur fabrication. La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ». (…)

La nature terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes vivants.  Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie artificielle elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. C’est le même désir d’échapper à l’emprisonnement terrestre qui se manifeste dans les essais de création en éprouvette, dans le vœu de combiner « au microscope le plasma germinal provenant de personnes aux qualités garanties, afin de produire des êtres supérieurs » et « de modifier (leurs) tailles, formes et fonctions » ; et je soupçonne que l’envie d’échapper à la condition humaine expliquerait l’espoir de prolonger la durée de l’existence fort au-delà de cent ans, limite jusqu’ici admise. Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. 

Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958), prologue, pp.33-35. 

* L’autrice fait référence au lancement par l’Union soviétique du premier satellite artificiel, Spoutnik 1,    le 4 octobre 1957. Les phrases citées ont été utilisées dans l’espace public et dans les médias de l’époque.

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