Arendt : Peut-on expliquer la violence ?

Hannah Arendt

Le haut fonctionnaire allemand Adolf Eichmann a été responsable de la logistique de la Solution finale, entreprise systématique de déportation et d’extermination ordonnée           par le régime nazi et dirigée contre les Juifs, les Roms, les homosexuels et les opposants politiques entre 1941 et 1944. Il a organisé tous les convois de déportation vers les camps polonais d’extermination. Après la guerre, il fuit vers l’Argentine, puis il est enlevé                  par des agents secrets israéliens pour être jugé à Jérusalem en 1961. 

La philosophe juive allemande Hannah Arendt assiste au procès pour The New Yorker.

Chapitre 2 : L’accusé (pp.41-43 ; pp.48-50)

  Otto Adolf, fils de Karl Adolf Eichmann et de Maria née Schefferling, intercepté dans une banlieue de Buenos Aires le 11 mai 1960 au soir, transporté en Israël par avion neuf jours plus tard, et qui comparut devant le tribunal de Jérusalem le 11 avril 1961, faisait l’objet de quinze chefs d’accusation ; “avec d’autres”, il avait commis des crimes contre le peuple juif, des crimes contre l’humanité, et des crimes de guerre pendant toute la durée du régime nazi et spécialement pendant la Seconde Guerre mondiale. La loi de 1950 sur les nazis et les personnes ayant collaboré avec les nazis, sous le coup de laquelle tombait Eichmann, prévoyait qu’ “une personne ayant commis un de ces… délits… est passible de la peine de mort”. A tous les chefs d’accusation Eichmann plaida “non coupable dans le sens entendu par l’accusation”.

Dans quel sens se croyait-il donc coupable ? Au cours du contre-interrogatoire, selon lui “le plus long qui ait jamais été fait”, ni la défense, ni l’accusation, ni même les trois juges ne prirent la peine de lui poser cette question, qui pourtant s’imposait. Son avocat, Robert Servatius de Cologne, engagé par Eichmann et payé par le gouvernement israélien (…) répondit dans une interview accordée à la presse : “Eichmann se sent coupable devant Dieu et non devant la loi” ; mais cette thèse ne fut jamais confirmée par l’accusé lui-même. Apparemment, la défense aurait préféré qu’il plaidât non coupable, du fait que, dans le cadre du système juridique nazi, il n’avait rien fait de mal ; qu’on l’accusait non de crimes mais “d’actes d’Etat” sur lesquels aucun autre Etat n’avait juridiction (…)

L’attitude d’Eichmann était différente. D’abord, on avait tort, selon lui, de l’inculper de meurtre : “Je n’ai pas été mêlé à l’assassinat des Juifs. Je n’ai jamais tué un Juif ni d’ailleurs un non-Juif – je n’ai jamais tué un être humain. Je n’ai jamais ordonné qu’on tue un Juif ou un non-Juif. Je ne l’ai pas fait.” Plus tard, il reprit cette affirmation : “Il se trouve… que je n’ai jamais eu à le faire” – car il ne laissa planer aucun doute sur le fait qu’il aurait tué son propre père si on lui en avait donné l’ordre. (…) On ne pouvait l’accuser que d’avoir “encouragé et contribué à” l’annihilation des Juifs qui avait été, disait-il à Jérusalem, “un des plus grands crimes de l’Histoire de l’humanité”. (…)

Pendant toute la durée du procès, Eichmann essaya, sans grand succès, de revenir sur cette deuxième partie de sa déclaration : “Non coupable dans le sens entendu par l’accusation.” Or l’accusation supposait qu’il avait fait exprès d’agir comme il avait fait – ce qu’Eichmann ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été ignobles et qu’il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les “mobiles ignobles”, Eichmann était persuadé de n’être pas ce qu’il appelait un “véritable salaud”. Et il se souvenait parfaitement qu’il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres – ordres de dépêcher des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, à la mort, avec un zèle extraordinaire et un soin méticuleux.

A Jérusalem, on admettait difficilement une pareille attitude. Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu’Eichmann était “normal”. “Plus normal, en tout cas,              que je ne le suis après l’avoir examiné”, s’exclama l’un d’eux, paraît-il. Un autre psychiatre découvrit que, psychologiquement parlant, la vision du monde d’Eichmann,  son attitude envers sa femme et ses enfants, son père et sa mère, ses frères, soeurs et amis,           étaient “non seulement normaux mais tout à fait souhaitables”. (…) Ce n’était pas sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d’antisémitisme fanatique, ni d’endoctrinement d’aucune sorte. “Personnellement”, Eichmann n’avait jamais rien eu contre les Juifs ;             au contraire, il avait eu de nombreuses “raisons personnelles” de ne pas les haïr. (…)

L’opinion des juges reposait sur l’hypothèse que l’accusé, comme tous les gens “normaux”, avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; Eichmann était en effet “normal” dans la mesure où “il n’était pas une exception” dans le régime nazi. Mais, étant donné ce qu’était le Troisième Reich, seules des “exceptions” auraient réagi “normalement”. Cette simple vérité créait un dilemme que les juges ne pouvaient résoudre ni passer sous silence. 

Chapitre 8 : Les devoirs d’un citoyen qui respecte la loi (pp. 221-222)

Ainsi, Eichmann eut mainte occasion de se comparer à Ponce Pilate. Les mois, les années passèrent et sa conscience se tut. C’était ainsi, c’était la nouvelle loi du pays, reposant sur un ordre nouveau, l’ordre du Führer. Autant qu’il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu’il faisait, en citoyen qui respecte la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal. Il obéissait aux ordres, mais aussi à la loi. Eichmann soupçonnait vaguement qu’il pouvait y avoir là une distinction à faire : mais  ni les juges ni la défense ne lui demandèrent de s’étendre là-dessus. L’on joua longuement avec les notions usées d’« ordres supérieurs » et d’« actes d’État ». À Nuremberg déjà ces notions avaient dominé bien des discussions. Elles donnaient en effet aux intéressés l’illusion que ce qui est absolument sans précédent peut être jugé en fonction de précédents et de critères établis. Intellectuel de modeste envergure, Eichmann était certainement incapable de contester ces notions-là, et d’en élaborer d’autres de son cru. Il avait accompli ce qu’il considérait comme son devoir de citoyen respectueux de la loi. Lui qui tenait tant à être « couvert », il avait agi selon les ordres. Au-delà, ses idées sombraient dans la confusion la plus totale ; et il finissait par insister alternativement sur les avantages et les inconvénients de l’obéissance aveugle, – « obéissance de cadavre » comme il disait lui-même. 

Eichmann soupçonnait bien que dans toute cette affaire son cas n’était pas simplement celui du soldat qui exécute des ordres criminels dans leur nature comme dans leur intention, que c’était plus compliqué que cela. Il le sentait confusément. L’on s’en aperçut pour la première fois lorsque au cours de l’interrogatoire de la police, Eichmann déclara soudain, en appuyant sur les mots, qu’il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. À première vue, c’était là faire outrage à Kant. C’était aussi incompréhensible : la philosophie morale de Kant est, en effet, étroitement liée à la faculté de jugement que possède l’homme, et qui exclut l’obéissance aveugle. Le policier n’insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné de ce qu’Eichmann osât invoquer le nom de Kant en liaison avec ses crimes, décida d’interroger l’accusé. C’est alors qu’à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l’impératif catégorique : « Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe des lois générales. » (Ce qui n’est pas le cas pour le vol, ou le meurtre, par exemple : car il est inconcevable que le voleur, ou le meurtrier, puisse avoir envie de vivre sous un système de lois qui donnerait à autrui le droit de le voler ou de l’assassiner, lui.) 

Emmanuel Kant

Interrogé plus longuement, Eichmann ajouta qu’il avait lu La Critique de la Raison pratique de Kant. Il expliqua ensuite qu’à partir du moment où il avait été chargé de mettre en œuvre la Solution finale, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant ; qu’il l’avait reconnu à l’époque ; et qu’il s’était consolé en pensant qu’il n’était plus « maître de ses actes », qu’il ne pouvait « rien changer ». Mais il ne dit pas au tribunal qu’à cette  « époque où le crime était légalisé par l’État » (comme il disait lui-même), il n’avait pas simplement écarté la formule kantienne, il l’avait déformée. De sorte qu’elle disait maintenant : « Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou des lois du pays. » Cette déformation correspondait d’ailleurs à celle de Hans Frank, auteur d’une formulation de « l’impératif catégorique dans le Troisième Reich » [1942] qu’Eichmann connaissait peut-être : « Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait. » Certes, Kant n’a jamais rien voulu dire de tel. Au contraire, tout homme, selon lui, devient législateur dès qu’il commence à agir ; en utilisant sa « raison pratique », l’homme découvre les principes qui peuvent et doivent être les principes de la loi. Mais la déformation inconsciente qu’Eichmann avait fait subir à la pensée de Kant correspondait à une adaptation de Kant « à l’usage domestique du petit homme », comme disait l’accusé. Cette adaptation faite, restait-il quelque chose de Kant ? Oui : l’idée que l’homme doit faire plus qu’obéir à la loi, qu’il doit aller au-delà des impératifs de l’obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, à la source de toute loi.

Cette source, dans la philosophie de Kant, est la raison pratique ; dans l’usage domestique qu’en faisait Eichmann, c’était la volonté du Führer. Et il existe en effet une notion étrange fort répandue en Allemagne, selon laquelle “respecter la loi” signifie non seulement “obéir à la loi”, mais aussi “agir comme si l’on était le législateur de la loi à laquelle on obéit”. D’où la conviction que chaque homme doit faire plus que son devoir. Ce qui explique en partie que la Solution finale ait été appliquée avec un tel souci de perfection. L’observateur, frappé par cette affreuse manie du “travail fait à fond”, la considère en général comme typiquement allemande, ou encore : typiquement bureaucratique.

On ignore jusqu’à quel point Kant a contribué à la formation de la mentalité du “petit homme” en Allemagne. Mais il est certain que, dans un certain sens, Eichmann suivait effectivement les préceptes de Kant : la loi, c’était la loi ; on ne pouvait pas faire d’exceptions. Et pourtant à Jérusalem, Eichmann avoué qu’il avait fait deux exceptions        à l’époque où chacun des “80 millions d’Allemands” avait “son Juif honnête”. Il avait rendu service à un cousin demi-juif, puis, sur l’intervention de son oncle, à un couple juif. Ces exceptions, aujourd’hui encore, l’embarrassaient. Questionné, lors du contre-interrogatoire, sur ces incidents, Eichmann s’en repentit nettement. Il avait d’ailleurs “confessé sa faute” à ses supérieurs. C’est qu’à l’égard de ses devoirs meurtriers, Eichmann conservait une attitude sans compromis  – attitude qui, plus que tout le reste, le condamnait aux yeux de ses juges, mais qui dans son esprit, était précisément ce qui le justifiait. Sans cette attitude, il n’aurait pu faire taire la voix de sa conscience, qu’il entendait peut-être encore, si timorée fût-elle. Pas d’exceptions : c’était la preuve qu’il avait toujours agi contre ses “penchants” – sentimentaux ou intéressés -, qu’il n’avait jamais fait que son “devoir”.

Épilogue (p.444)

Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre (…). L’ennui, avec Eichmann, c’était précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose (les accusés et leurs avocats le répétèrent, à Nuremberg, mille fois) que ce nouveau type de criminel, tout ennemi du genre humain qu’il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal.

Post-scriptum (pp.459-461)

Je n’ai parlé de la banalité du mal qu’au seul niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part l’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile ; et le seul carriérisme n’était pas un crime. Il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. C’est précisément ce manque d’imagination qui lui a permis de rester pendant des mois devant un Juif allemand qui l’interrogeait au nom de la police israélienne, de s’épancher devant cet homme et de lui expliquer mille et une fois pourquoi il n’avait jamais dépassé le rang de lieutenant colonel des S.S. et que ce n’était pas sa faute s’il n’avait bénéficié d’aucune promotion. (…) Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est “banal” et même comique ; même avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne revient pas en faire un phénomène ordinaire. (…) Que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point privé de pensée ; que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – voilà une des leçons que l’on pouvait tirer du procès de Jérusalem.

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