Carroll : Tous les monstres sont-ils inhumains ?

Dans son étude classique Pureté et danger [1966], Mary Douglas met en relation le dégoût face à l’impureté avec la transgression ou la violation de nos schèmes de catégorisation culturelle. Par exemple, en interprétant les abominations du Lévitique, elle fait l’hypothèse que la raison pour laquelle on considère comme impures les choses rampant hors de la mer, comme les homards, c’est que la reptation est un trait définissant les créatures terrestres, et non celles de la mer. En d’autres termes, un homard est une sorte d’erreur de catégorie et, à partir de là, une chose impure. De façon similaire, on abomine les insectes ailés à quatre pattes parce que la possession de quatre pattes caractérise les animaux terriens, alors que ces choses volent, autrement dit habitent le ciel. Les choses interstitielles, qui franchissent les limites des catégories fondamentales dans le schème conceptuel de notre culture, sont impures selon Douglas. Les excréments, dans la mesure où ils s’insèrent de façon ambigüe dans nos oppositions catégorielles entre moi / non-moi, intérieur / extérieur,    et vivant / mort, constituent un candidat de choix pour susciter notre répulsion face à leur impureté, de même que les crachats, le sang, les larmes, la sueur, les poils, le vomi, les rognures d’ongles, les bouts de peau, etc. (…)

Je suivrai donc Douglas et je supposerai d’abord qu’un objet ou un être est impur s’il est catégoriellement interstitiel, catégoriellement contradictoire, incomplet ou informe.


Les monstres horrifiques sont menaçants. Cet aspect dans la conception des monstres est selon moi incontestable. Il faut qu’ils soient dangereux. Ce critère peut être satisfait en rendant simplement le monstre létal : il suffit qu’il tue et mutile.  Le monstre peut aussi être menaçant psychologiquement, moralement ou socialement. Il peut détruire notre identité, chercher à détruire l’ordre moral, ou promouvoir une société alternative. Les monstres peuvent également déclencher certaines angoisses infantiles persistantes, comme être mangé ou démembré, ou des angoisses sexuelles   concernant le viol et l’inceste. (…)

Les créatures horrifiques sont également impures. Mais ici le moyen de représenter cet aspect est bien moins évident, par conséquent je vais passer un peu de temps à l’examen des structures caractéristiques par lesquelles on représente l’impureté horrifique.

  1. Une première structure pour composer un être horrifique est la fusion. Au niveau physique le plus simple, cela conduit souvent à construire une créature qui transgresse nos distinctions catégorielles comme intérieur / extérieur, vivant / mort, insecte / humain, chair / machine, etc. (…) Une figure de la fusion est un être composite qui unifie des attributs que l’on tient pour catégoriellement distincts et/ou en porte-à-faux avec nos schèmes culturels dans une entité une et spatiotemporellement distincte. (…)
  2. Comme moyen pour composer un être horrifique, la fusion suppose de confondre, combiner ou condenser des éléments catégoriellement distincts et/ou opposés en un monstre spatiotemporellement continu. Au contraire, un autre moyen populaire pour créer un être interstitiel est la fission. Dans la fusion, les éléments catégoriellement contradictoires sont fondus, condensés ou superposés dans un unique être spatiotemporellement unifié dont l’identité est homogène. Mais dans la fission, ces éléments contradictoires sont pour ainsi dire distribués entre des identités différentes, quoique métaphysiquement reliées. (…) 
  3. En plus de la fission et de la fusion, une autre structure symbolique récurrente pour générer un monstre horrifique est la magnification d’entités ou d’êtres qui sont déjà typiquement jugés impurs ou dégoûtants dans notre culture. (…) Les choses qui rampent sur le sol sont des candidats de premier choix pour les objets   de l’horreur artistique ; de telles créatures nous dégoûtent déjà, et le fait d’augmenter leur taille accroît leur dangerosité physique. (…)
  4. Au service de l’horreur artistique, on peut exploiter les aspects repoussants de créatures existantes non seulement en les magnifiant, mais aussi par la massification (…). Mettre en masse des myriades de créatures déjà dégoûtantes, unifiées et guidées par des objectifs hostiles, cela génère de l’horreur artistique en augmentant la menace constituée par ces objets déjà sources de phobies. (…)
  5. Toutefois, une dernière structure, qui n’est pas essentiellement connectée à la biologie de ces créatures, mérite discussion dans cette présentation des êtres horrifiques, car c’est aussi une stratégie importante et récurrente pour mettre en scène des monstres. On peut appeler cette stratégie la métonymie horrifique. Bien souvent, ce qui rend une créature horrifiante ne peut être perçu à l’œil nu ou par la description visuelle du monstre. Dans ce cas, fréquemment, l’être horrifique est entouré d’objets que nous associons déjà au dégoût et/ou à la phobie.

Fusion, fission, magnification, massification et métonymie horrifique sont les tropes majoritairement utilisés pour présenter un monstre dans l’horreur artistique. La fusion et la fission sont employées afin de construire des horreurs biologiques ; la magnification et la massification afin d’augmenter le pouvoir de créatures déjà associées au dégoût et à la phobie. La métonymie horrifique est employée afin de mettre en valeur la nature impure et dégoûtante de la créature – de l’extérieur, pour ainsi dire -, en l’associant à des objets et entités déjà vilipendés : parties du corps, vermine, squelettes, et tout ce qui évoque la souillure. Pour l’essentiel, la créature horrifique est un composé de danger et de dégoût et chacune de ces structures nous fournit un procédé pour développer ces deux attributs en tandem.

Noël CARROLL, La Philosophie de l’Horreur (1990), 1, pp.31-32, 42-52 (trad. G. Lequien)

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