En 1962, Rachel Carson alerte sur les dangers liés à certains pesticides dont le DDT.
Les États situés plus à l’ouest, à la limite de la progression du scarabée, ont lancé en 1959 contre cet insecte bien modérément nuisible l’attaque qu’aurait justifiée l’ennemi le plus virulent. Ils ont employé les ingrédients chimiques les plus nocifs, et les ont répandus par avion, exposant au danger d’intoxication un grand nombre de gens, leurs animaux domestiques et l’ensemble de la vie sauvage. Des pertes consternantes ont été signalées, mais on a continué ; et aujourd’hui encore des secteurs importants du Michigan, du Kentucky, de l’Iowa, de l’Indiana, de l’Illinois et du Missouri sont inondés de poisons au nom de la lutte contre le scarabée. (…)
En 1954, [à Sheldon] les autorités locales et fédérales ont décidé de détruire le scarabée sur le front de sa progression dans l’Illinois, espérant, et même persuadés, qu’une pulvérisation massive viendrait à bout de l’envahisseur. (…) On a répandu plus de 3 kilos de dieldrine par hectare, ce qui équivaut à une dose de 150 kilos de DDT, sans parler des endroits où les tapis de poison se sont recoupés.
Les toxiques ont pénétré dans la terre, et les larves de scarabée empoisonnées sont montées à la surface du sol, où elles sont restées plusieurs jours à tenter l’appétit des oiseaux avant de mourir. Certains roitelets, les étourneaux, les pitpits des prés, les mainates et les faisans ont été quasiment anéantis. Les rouges-gorges ont été « presque exterminés », selon l’expression d’un biologiste. Des vers de terre morts ont été vus en grand nombre après une petite pluie ; probablement les rouges-gorges ont-ils mangé ces cadavres empoisonnés. La pluie, si bonne pour les oiseaux, s’est transformée en agent de mort, elle aussi, en dissolvant le poison ; les volatiles qui se sont baignés ou qui ont bu dans les flaques après la pulvérisation ont péri. Les survivants ont été probablement frappés de stérilité, car on a vu ensuite peu de nids, moins d’œufs encore, et aucun oisillon. (…)
Des incidents tels que celui de l’Illinois soulèvent une question morale autant que scientifique : une civilisation peut-elle mener une guerre sans merci contre des vies sans se détruire elle-même et sans perdre jusqu’au droit de se dire « civilisée » ?
Ces insecticides ne sont pas des poisons sélectifs ; ils n’identifient pas l’espèce particulière que nous voulons supprimer ; on les utilise uniquement à cause de leur virulence. Ils détruisent toutes les vies qu’ils rencontrent : le chat dans la maison, le bétail dans la ferme, le lapin dans le champ, l’alouette dans le ciel. Ces créatures n’ont causé à l’homme aucun mal ; bien au contraire, leur existence même lui rend la vie plus agréable. Et pour récompense, nous leur infligeons une mort non seulement soudaine, mais horrible ; témoin cette description d’une alouette empoisonnée, écrite à Sheldon par des observateurs scientifiques : « Bien qu’elle manquât de coordination musculaire, et ne pouvait donc voler ni se tenir sur ses pattes, elle continuait à battre des ailes, et à ouvrir et fermer ses griffes, couchée sur le côté. Elle gardait son bec ouvert, et respirait avec difficulté. » Plus pitoyables encore étaient les muets témoignages des écureuils : « Dans la mort, leur attitude était frappante. Leur dos était courbé, leurs pattes de devant repliées sur leur thorax, leurs petits poings fermement serrés… La tête et le cou étaient détendus, la bouche souvent pleine de terre, comme si en mourant l’animal avait mordu le sol. »
En approuvant un acte capable de causer de telles souffrances à des créatures vivantes, ne sommes-nous pas tous diminués dans notre humanité ?
Rachel CARSON, Printemps silencieux (1962), chapitre 7