Freud : Suis-je ce que mon inconscient a fait de moi ?

Sigmund Freud

Freud analyse le cas d’Emma Eckstein, 27 ans, qui le consulte notamment pour des symptômes de douleurs intestinales et un syndrome dépressif lié à la menstruation.

[§1]   Emma est actuellement hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une boutique. Elle en rend responsable un souvenir remontant à sa 13° année (peu après la puberté). Ayant pénétré dans une boutique pour y acheter quelque chose, elle aperçut les deux vendeurs (elle se souvient de l’un d’eux) qui s’esclaffaient. Prise de panique, elle sortit précipitamment. De là l’idée que les deux hommes s’étaient moqués de sa toilette et que l’un d’eux avait exercé sur elle une attraction sexuelle. 

[§2]   Le lien qui unit ces fragments d’histoire, aussi bien que les effets de l’incident, restent incompréhensibles. Si les vendeurs, en se moquant de sa toilette l’avaient désagréablement impressionnée, cette impression aurait dû depuis longtemps s’effacer — depuis qu’elle s’habillait comme une dame. Le fait d’aller seule ou accompagnée dans les magasins ne peut en rien modifier son habillement. Il ne s’agit pas simplement d’une question de protection (comme dans les cas d’agoraphobie), puisque la compagnie d’un jeune enfant suffit à lui donner un sentiment de sécurité. Mais un élément tout à fait isolé demeure : l’un des deux hommes lui a plu. Mais là encore, le fait d’être accompagnée ne pouvait rien changer. Ainsi le souvenir resurgi n’explique ni l’obsession ni la détermination du symptôme. 

[§3]   L’analyse met ensuite en lumière un autre souvenir qui, dit-elle, n’était nullement présent à son esprit au moment de la scène I, présence, du reste, que rien ne vient confirmer. A l’âge de 8 ans, elle était entrée deux fois dans la boutique d’un épicier pour y acheter des friandises et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa robe, sur ses organes génitaux. Malgré ce premier incident, elle était retournée dans la boutique, puis cessa d’y aller. Par la suite, elle se reprocha d’être revenue chez ce marchand, comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat. Et de fait, la « mauvaise conscience » qui la tourmentait pouvait bien dériver de cet incident. 

[§4]  Nous comprenons maintenant la scène I (celle des commis) si nous la rapprochons de la scène II (celle de l’épicier). Il ne nous reste plus qu’à découvrir entre les deux un lien associatif. La patiente me fit elle-même observer que ce lien était fourni par le rire. Celui des deux commis lui avait rappelé le sourire grimaçant dont le marchand avait accompagné son geste. Reconstituons maintenant tout le processus. Les deux vendeurs rient dans la boutique et ce rire rappelle (inconsciemment) le souvenir du marchand. La seconde situation a avec la première un autre point commun : la petite n’était pas accompagnée. Elle se souvenait de l’attouchement pratiqué par le marchand. Mais depuis, elle avait atteint la puberté. Le souvenir déclenche une libération [d’énergie] sexuelle (qui n’eût pas été possible au moment de l’incident) et qui se mue en angoisse. Une crainte la saisit, elle a peur que les commis ne répètent l’attentat et s’enfuit.

[§5]   Il est tout à fait certain que nous nous trouvons ici en présence de l’intrication de deux sortes de processus psychiques et que la remémoration de la scène II (celle du marchand) s’est produite dans un état différent de celui du premier. Le cours des événements peut se représenter de la façon suivante : 

[§6]   Les représentations figurées par des points noirs sont les perceptions dont la patiente se souvient. Le fait qu’une décharge sexuelle ait pénétré dans le conscient est démontré par l’idée — sans cela incompréhensible – que le commis moqueur lui avait plu. La conclusion finale qu’elle tira, celle de ne pas rester seule dans la boutique par crainte d’un attentat, paraît logique, si l’on tient compte de tous les éléments du processus associatif. Mais aucun élément du processus (ci-dessus représenté) n’est devenu conscient, hormis l’élément « vêtements ». La partie de la pensée fonctionnant consciemment a établi deux connexions erronées dans les matériaux en question (commis, rires, vêtements et sensation sexuelle) : on s’était moqué d’elle à cause de son habillement et l’un des vendeurs avait provoqué chez elle une excitation sexuelle. 

[§7]   L’ensemble de ce complexe (indiqué par les lignes brisées) est représenté dans le conscient par l’unique idée des « vêtements », c’est-à-dire par l’élément en apparence le plus innocent. C’est un refoulement accompagné d’une symbolisation qui s’est ici produit. L’aboutissement — le symptôme — possède une structure tout à fait logiquement établie et, ainsi, le symbole n’y joue aucun rôle et reste une particularité du cas. 

[§8]  Disons qu’il n’est nullement étonnant de voir une association passer par un certain nombre de chaînons intermédiaires inconscients pour aboutir à un chaînon conscient, ainsi que cela s’est ici produit. L’élément devenu conscient est probablement celui qui a suscité le plus vif intérêt. Mais, chose remarquable, dans notre exemple ce n’est pas le fait de l’attentat qui a pénétré dans le conscient, mais un autre élément symbolisant : les vêtements. Où chercher la cause de ce processus pathologique intercalé ? Une seule réponse est possible : il résulte d’une décharge sexuelle dont le conscient avait gardé la trace et qui restait lié au souvenir de l’attentat. Mais il faut noter un fait important, à savoir que cette décharge ne fut pas reliée à l’incident au moment même où il se produisit. Nous trouvons là l’exemple d’un souvenir suscitant un affect que l’incident lui-même n’avait pas suscité. Entre-temps les changements provoqués    par la puberté ont rendu possible une compréhension nouvelle des faits remémorés. 

[§9]  Ce cas nous présente un tableau typique de refoulement hystérique. Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup en traumatisme. La raison de cet état de choses se trouve dans l’époque tardive de la puberté par comparaison avec le reste de l’évolution des individus.

Sigmund FREUD, Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), pp.364-366

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