Goffman : Sommes-nous ce que nous jouons à être ?

Cela demande un réel talent, un long apprentissage et un grand sens psychologique, de devenir comédien de théâtre. Mais ce fait ne doit pas nous empêcher d’en voir un autre, à savoir que presque n’importe qui est capable d’apprendre rapidement le texte d’un rôle, assez bien pour donner à un public bienveillant le sentiment que ce que l’on est en train de simuler devant lui est réel. Et il en est ainsi, semble-t-il, parce que les relations sociales ordinaires sont elles-mêmes combinées à la façon d’un spectacle théâtral, par l’échange d’actions, de réactions et de répliques théâtralement accentuées. Un scénario, même si on le confie à des acteurs inexpérimentés, peut prendre vie parce que la vie elle-même est quelque chose qui se déroule de façon théâtrale. Le monde entier, cela va de soi, n’est pas un théâtre, mais il n’est pas facile de définir ce par quoi il s’en distingue. (…)

En effet, en apprenant à jouer nos rôles dans la vie réelle, nous réglons nos propres productions grâce au fait que, sans en être bien conscients, nous commençons à nous familiariser avec la routine de ceux à qui nous nous adressons. Et, lorsque nous finissons par être capables d’exécuter correctement une véritable routine, nous pouvons le faire en partie grâce à une « socialisation anticipative », qui tient à ce que nous avons déjà, au cours de notre apprentissage, expérimenté la réalité qui est précisément en train de devenir réelle pour nous. Quand quelqu’un change effectivement de position dans la société et doit jouer un nouveau rôle, on ne lui indique certainement pas dans tous les détails comment il doit se conduire, et la réalité de sa nouvelle situation n’est certainement pas d’emblée contraignante au point de déterminer sa conduite sans qu’il ait besoin d’y réfléchir davantage. D’ordinaire, il ne reçoit que quelques indications, suggestions et directives pour sa mise en scène, et il est admis qu’il possède déjà dans son répertoire un grand nombre de bribes de représentations qui lui seront nécessaires dans son nouveau décor. (…)C’est un lieu commun de dire que des groupes sociaux différents expriment de façon différente des attributs tels que l’âge, le sexe, la résidence et le statut de classe, et que dans chaque cas ces attributs constituent un matériau brut qui est ensuite façonné par la constellation complexe des différents modes de comportement, propre à chaque culture. Dans ces conditions, être réellement un certain type de personne, ce n’est pas se borner à posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe. La facilité avec laquelle les acteurs mènent à bien, sans avoir besoin d’y réfléchir, et, malgré tout, de façon conséquente, ces routines conformes aux normes, signifie non pas qu’il n’y a pas eu de représentation mais tout simplement que les participants ne se sont pas rendu compte qu’il y en avait une. Un statut, une position, situation sociale ne sont pas des choses matérielles que l’on puisse posséder et donc exhiber. Ce sont des modèles pour une conduite appropriée, cohérente, élégante, et bien articulée. Exécutés avec aisance ou avec maladresse, consciemment ou non, de bonne foi ou par hypocrisie, ces modèles constituent néanmoins quelque chose qui demande à être actualisé et qu’il faut réaliser.

Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne 1. La présentation de soi (1956), chapitre 1 : les représentations, pp.73-76

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