Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique !
SOCRATE : Justement, voilà aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et je me demande depuis longtemps de quoi peut bien être fait le pouvoir de la rhétorique. Elle a l’air d’être divine, quand on la voit comme cela, dans toute sa grandeur !
GORGIAS : Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle !
Je vais t’en donner une preuve frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la Cité, suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la Cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans le cadre d’une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien, j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. Suppose encore que la confrontation se fasse avec n’importe quel autre spécialiste, c’est toujours l’orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique !
Toutefois, Socrate, il faut se servir de la rhétorique comme de tout autre art de combat. En effet, ce n’est pas parce qu’on a appris à se battre aux poings, à se servir du pancrace ou à faire de l’escrime qu’il faut employer contre tout un chacun l’un ou l’autre de ces arts de combat, simplement afin de voir si l’on peut maîtriser et ses amis et ses ennemis ! Non, ce n’est pas une raison pour frapper ses amis, pour les percer de coups, et pour les faire périr ! En tout cas, s’il arrive, par Zeus, qu’un familier de la palestre, un homme donc en pleine forme physique et excellent boxeur, frappe son père, sa mère, l’un de ses proches ou de ses amis, ce n’est pas non plus une raison pour honnir les entraîneurs, non plus que les maîtres d’armes, et les bannir des cités. En effet, les maîtres ont transmis à leurs élèves un moyen de se battre dont ceux-ci doivent se servir d’une façon légitime, contre leurs ennemis, contre les criminels, pour s’en défendre, pas pour les agresser. Mais ces élèves font un usage pervers à la fois de leur force physique et de leur connaissance de l’art, ce sont eux qui s’en servent mal !
Tu vois donc que les criminels, ce ne sont pas les maîtres, ce n’est pas l’art non plus — il n’y a pas lieu à cause de cela de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels, à mon sens, sont les individus qui font un mauvais usage de leur art. Eh bien, le même raisonnement s’applique aussi à la rhétorique. En effet, l’orateur est capable de parler de tout devant toutes sortes de public, sa puissance de convaincre est donc encore plus grande auprès des masses, quoi qu’il veuille obtenir d’elles pour le dire en un mot. Mais cela ne donne pas une meilleure raison de réduire en miettes la réputation du médecin — pour le simple motif que l’orateur en serait capable — ni, non plus, celle des autres métiers. Tout au contraire, c’est une raison supplémentaire de se servir de la rhétorique d’une façon légitime, comme on le fait du reste pour tout art de combat. Mais, s’il arrive, je peux l’imaginer, qu’un individu, une fois devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la connaissance de l’art, l’homme qu’il faut honnir et bannir des cités n’est pas son maître de rhétorique. Car le maître a transmis un art dont il faut faire un usage légitime, alors que l’autre, son disciple, s’en est servi tout à l’inverse. L’homme qui doit, à juste titre, être honni, banni, anéanti, c’est donc l’homme qui s’est mal servi de son art, mais pas celui qui fut son maître.
PLATON, Gorgias 456a-457c
Questionnaire de lecture :