Hegel : L’art peut-il nuire au public ?

La question qui se pose est alors celle-ci : comment, par quels moyens l’art est-il capable d’exercer cette action adoucissante sur la primitive grossièreté ? D’où lui vient cette possibilité de discipliner les instincts, les penchants et les passions ? Quelques mots d’abord sur l’adoucissement des mœurs.

La primitivité, la primitive grossièreté est caractérisée par l’indiscipline des instincts ; par des désirs ayant pour objet leur satisfaction, et rien que leur satisfaction. Cette satisfaction comporte l’emploi d’un objet, qui devient ainsi un moyen. Un désir est d’autant plus sauvage qu’il s’empare à lui seul de l’homme tout entier et que l’homme n’a pas encore appris à se différencier, en tant que généralité, par rapport à cette détermination. Quand je dis : ma passion est plus forte que moi, je fais bien une différence entre mon moi abstrait et ma passion ; mais c’est là une distinction purement formelle qui signifie que je ne suis rien en comparaison de la passion. La sauvagerie de la passion résulte donc de l’unité qui existe entre mon moi général et la limitation à laquelle il est soumis, de sorte que je ne connais pas d’autre volonté que cette volonté limitée. On appelle un homme entier un homme qui concentre toute sa volonté sur une fin particulière.

C’est là la sauvagerie, force et puissance de l’homme dominé par les passions. Elle peut être adoucie par l’art, dans la mesure où celui-ci représente à l’homme les passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l’homme tel qu’il est. Et en se bornant à dérouler le tableau des passions, l’art, alors même qu’il les flatte, le fait pour montrer à l’homme ce qu’il est, pour l’en rendre conscient. C’est déjà en cela que consiste son action adoucissante, car il met ainsi l’homme en présence de ses instincts, comme s’ils étaient en dehors de lui, et lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce rapport, on peut dire de l’art qu’il est un libérateur. Les passions perdent leur force, du fait même qu’elles sont devenues objets de représentations, objets tout court. L’objectivation des sentiments a justement pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou moins étrangers. Par son passage dans la représentation, le sentiment sort de l’état de concentration dans lequel il se trouvait en nous et s’offre à notre libre jugement. Il en est des passions comme de la douleur : le premier moyen que la nature met à notre disposition pour obtenir un soulagement d’une douleur qui nous accable, sont les larmes ; pleurer, c’est déjà être consolé. Le soulagement s’accentue ensuite au cours de conversations avec des amis, et le besoin d’être soulagé et consolé peut nous pousser jusqu’à composer des poésies. C’est ainsi que dès qu’un homme qui se trouve plongé dans la douleur et absorbé par elle est à même d’extérioriser cette douleur, il s’en sent soulagé, et ce qui le soulage encore davantage, c’est son expression en paroles, en chants, en sons et en figures. Ce dernier moyen est encore plus efficace, et la douleur se trouve fortement soulagée par l’objectivation des sentiments qui enlève à ceux-ci leur caractère intense et concentré, les rend pour ainsi dire impersonnels et extérieurs à nous.

HEGEL, Cours d’esthétique (1829), introduction, I, II, 2 §§ 8-10

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