Heinich : Faut-il rompre pour créer ?

 En 1985, j’appris que l’artiste Christo s’apprêtait à emballer le Pont-Neuf. L’affaire me parut suffisamment intéressante pour mériter une enquête sociologique. Je ne fus pas déçue : c’est, en effet, à un magnifique et spectaculaire travail de déplacement de frontières que j’assistai, et dont j’essayai d’expliciter toutes les composantes.

      Car en interposant une frontière matérielle 一 du tissu maintenu par des cordages 一 entre le pont et l’espace ambiant, Christo déplaçait en même temps les frontières à la fois mentales et institutionnelles de l’art : après avoir amené les autorités politiques à donner leur feu vert, et les décideurs de l’art contemporain à contribuer à son financement par l’achat des esquisses préparatoires, il confrontait tout un chacun à l’idée que cette opération, étant l’œuvre d’un artiste, pouvait bien être une œuvre d’art. C’était donc la frontière même entre art et non-art que Christo 一 soixante-dix ans après Duchamp 一 s’ingéniait à bousculer et, plus précisément, à élargir, en dilatant la notion d’art de façon qu’elle puisse englober quelque chose qui n’entrait pas dans les cadres admis, n’étant ni de la peinture, ni de la sculpture, ni du spectacle, ni même de la publicité, de la propagande ou du commerce.

Mais plutôt que de « dilatation » des frontières de l’art (…), j’ai préféré parler de  « transgression » pour tenir compte de la violence des réactions de rejet suscitées par de telles initiatives : réactions qui constituent autant de rappels à l’ordre des frontières consensuelles, avant que les institutions de l’art ne réalisent l’intégration des propositions transgressives à l’intérieur de nouvelles frontières de l’art, élargies  pour la circonstance. C’est ce « triple jeu » entre transgression des frontières par les propositions des artistes, réactions négatives du public et intégrations par les institutions, qui s’était trouvé magnifiquement exemplifié, en quelques semaines, par l’affaire Christo, et qui me donnera l’idée et l’envie de décrire le fonctionnement de l’art contemporain à partir de ce modèle, enrichi de bien d’autres exemples et de quelques enquêtes supplémentaires.Douze ans plus tard, je serai donc amenée à résumer le fonctionnement de l’art contemporain comme un mouvement de déplacement des frontières de l’art. Tentés par les artistes, réceptionnés par les spectateurs, enregistrés par les institutions puis, éventuellement, radicalisés par d’autres artistes, les mouvements de transgression tendent à inverser les critères de la valeur artistique : ce sont moins désormais des critères positifs, fondés sur l’attestation de la qualité technique ou de la maîtrise  des codes esthétiques, que des critères négatifs, fondés sur la maîtrise des limites à ne pas franchir, sur la fuite en avant vers le « toujours moins », dans le dépouillement minutieux de l’objet d’art qui, à la limite, se trouve ramené à son concept. [Ce processus] tend à déplacer la question de la valeur sur celle de la nature de l’œuvre: il ne s’agit plus tant de déterminer la place d’une œuvre sur une échelle 一 continue 一de qualité (qu’est-ce qu’elle vaut ?) que sa place de part et d’autre de la frontière 一 discontinue 一 entre art et non-art (qu’est-ce qu’elle est ?).

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