La nature a fait les humains si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit que, bien qu’il soit parfois possible d’en trouver un dont il est manifeste qu’il a plus de force dans le corps ou de rapidité d’esprit qu’un autre, il n’en reste pas moins que, tout bien pesé, la différence entre les deux n’est pas à ce point considérable que l’un d’eux puisse s’en prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l’autre ne pourrait prétendre aussi bien que lui. En effet, en ce qui concerne la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une manœuvre secrète, soit en s’alliant à d’autres qui sont avec lui confrontés au même danger. (…)
Par cela il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre, et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. (…) La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève.
Il peut paraître étrange à celui qui n’a pas bien pesé les choses, que la nature dissocie ainsi les humains en les rendant capables de s’attaquer et de s’entre-tuer les uns les autres ; celui-là peut ne pas accepter une telle déduction faite à partir des passions et il désire peut-être que la même chose lui soit confirmée par l’expérience. Qu’il s’observe donc lui-même quand, pour partir en voyage, il s’arme et cherche à être bien accompagné ; quand, allant se coucher, il boucle ses portes ; quand, jusque dans sa propre maison, il verrouille ses coffres, et cela tout en sachant qu’il y a des lois et des agents publics armés pour punir tous les torts qu’on pourrait lui faire. Quelle opinion se fait-il de ses semblables quand il voyage tout armé, de ses concitoyens quand il boucle ses portes, et de ses enfants, de ses domestiques quand il verrouille ses portes ?
(…) Ceci est aussi une conséquence de cette guerre de chacun contre chacun : que rien ne peut être injuste. Les notions du bon ou du mauvais, du juste et de l’injuste n’ont pas leur place ici. Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. (…) C’est aussi une conséquence de ce même état qu’il n’y a ni propriété, ni pouvoir, ni distinction du tien et du mien, et que ce qui peut appartenir à chacun, c’est ce qu’il peut obtenir et conserver aussi longtemps qu’il le pourra.
Thomas HOBBES, Léviathan (1651), 13
Questions :
- Pourquoi Hobbes assimile-t-il l’état de nature à un état de guerre ? Expliquez.
- Quel défaut Hobbes constate-t-il dans la nature humaine ? Justifiez.
- Y a-t-il une justice naturelle selon Hobbes ? Justifiez.
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