Huxley : Jusqu’où faut-il augmenter les capacités humaines ?

Frère du romancier Aldous Huxley, Julian Huxley est biologiste et président de la Société Britannique pour l’Eugénisme.

Conséquence de mille millions d’années d’évolution, l’univers prend conscience de lui-même et peut en partie comprendre son histoire passée et ses possibilités d’avenir. Cette prise de conscience cosmique  se réalise dans un seul minuscule fragment de l’univers – dans une minorité des êtres humains. (…)

C’est comme si l’homme venait d’être subitement nommé directeur général de la plus grande entreprise de toutes, celle de l’évolution – nommé sans lui demander son avis et sans délai de réflexion et de préparation. Qui plus est, il ne peut pas refuser cette tâche. Qu’il le veuille ou non, qu’il sache ou non ce qu’il fait, c’est en fait lui qui détermine l’orientation future de l’évolution sur cette terre. C’est son destin inéluctable, et plus tôt il s’en rendra compte et commencera à y croire, mieux ce sera pour tout le monde.

Voici à quoi se résume réellement cette tâche : la réalisation la plus aboutie des possibilités de l’homme, qu’elle ait lieu grâce à l’individu, à la communauté ou à l’espèce au cours de sa procession aventureuse dans les allées du temps. (…)

La première chose que doit faire l’espèce humaine afin de se préparer au rôle cosmique qui lui est dévolu est d’explorer la nature humaine, de découvrir les possibilités qui lui sont offertes (y compris, bien entendu, ses limitations, qu’elles lui soient inhérentes ou imposées par les réalités de la nature extérieure). Nous avons pratiquement terminé l’exploration géographique de la terre ; nous avons poussé l’exploration de la nature, inanimée ou vivante, à un point tel que son plan d’ensemble est devenu compréhensible ; mais l’exploration de la nature humaine et de ses possibilités commence à peine. Un vaste Nouveau Monde de possibilités inexplorées attend son Christophe Colomb.

Les grands hommes du passé nous ont donné un aperçu de nos possibilités dans le domaine de la personnalité, de l’entendement, de la plénitude spirituelle, de la création artistique. Mais ce n’est qu’une vue panoramique. Nous devons explorer et cartographier intégralement le royaume des possibilités humaines, comme nous avons exploré et cartographié le royaume terrestre. (…) Nous commençons à comprendre que même les personnes les plus douées vivent très en-deçà de leurs moyens, et que la plupart des êtres humains ne développent qu’une petite parcelle de leur potentiel mental et spirituel. De fait, la race humaine est enfermée dans une vaste sphère de possibilités irréalisées qui sont un défi pour sa propension à l’exploration.

Dans le monde entier, les explorations scientifiques et techniques ont donné à l’homme du commun une idée de ses possibilités matérielles. Grâce à la science, les défavorisés ont fini par croire que personne ne doit être sous-alimenté, ni souffrir de maladies chroniques, ni être privé des avantages de ses applications techniques et pratiques. (…)

Jusqu’à présent, telle que Hobbes l’a décrite, la vie humaine est généralement « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève » ; la grande majorité des êtres humains (ceux qui ne sont pas morts jeunes) sont affligés par le malheur sous une forme ou une autre – pauvreté, maladie, mauvaise santé, surmenage, cruauté, oppression. Ils tentent d’alléger leur misère par le biais de leurs espérances et de leurs idéaux. Mais hélas ces espérances sont en général injustifiées et ces idéaux ne correspondent pas à la réalité.

L’exploration enthousiaste mais scientifique des possibilités et des techniques permettant de réaliser nos espérances les rendront rationnelles et insèrera nos idéaux dans le cadre de la réalité, en mettant en évidence ceux qui sont effectivement réalisables. Nous pouvons déjà, à juste titre, affirmer notre conviction que ces domaines de possibilité existent, et que nous pourrions surmonter dans une large mesure les limitations actuelles et les frustrations néfastes de notre existence. Nous sommes déjà convaincus, à juste titre, que la vie humaine telle que la décrit l’histoire est un pis-aller misérable, issu de notre ignorance ; et qu’elle pourrait être transcendée par un état d’existence fondé sur les lumières de la connaissance et de l’entendement, tout comme notre maîtrise de la nature physique basée sur la science transcende les tentatives maladroites et hésitantes de nos ancêtres, issues de la superstition et de l’ésotérisme.

À cette fin, nous devons étudier les possibilités de créer un environnement social plus favorable, comme nous l’avons déjà fait dans une large mesure pour notre environnement physique. Nous partirons de postulats nouveaux. Nous postulerons, par exemple, que la beauté (quelque chose dont on peut jouir et être fier) est indispensable, et par conséquent l’immoralité des villes laides ou déprimantes ;  nous postulerons que nous devons rechercher la qualité des personnes et non leur nombre, et par conséquent la nécessité d’une stratégie concertée pour empêcher l’explosion démographique actuelle de ruiner tous nos espoirs pour un monde meilleur ; nous postulerons que l’entendement et la jouissance authentiques sont des fins en soi, tout autant que des outils de travail ou des moyens de se détendre, et par conséquent, la nécessité d’explorer des techniques d’éducation et d’auto éducation et de les mettre   à la disposition de tous ; nous postulerons que la satisfaction la plus sublime provient de la profondeur et de l’intégrité de la vie intérieure, et par conséquent la nécessité explorer les techniques de développement spirituel et de permettre à tous d’en disposer ; et par-dessus tout, nous postulerons que notre devoir envers le cosmos revêt deux aspects complémentaires – le premier envers nous-mêmes qui s’accomplira par la réalisation et la jouissance de nos capacités, et le second envers autrui, qui s’accomplira au service de la communauté, en favorisant le bien-être des générations à venir et le progrès de toute l’espèce.

Si elle le souhaite, l’espèce humaine peut se transcender – non pas par accès, d’une manière chez un individu et d’une autre chez un autre, mais dans sa totalité, en tant qu’humanité. Nous avons besoin d’un nouveau nom pour cette nouvelle conviction. Peut-être le mot « transhumanisme » pourra-t-il convenir : l’homme demeurera l’homme, mais se transcendant en réalisant les possibilités de sa nature humaine et à leur avantage.« Je crois en le transhumanisme » : sitôt que cette conviction sera suffisamment partagée, l’espèce humaine se tiendra au seuil d’une nouvelle existence, aussi dissemblable de la nôtre que la nôtre l’est de celle de l’homme de Pékin. Elle accomplira enfin consciemment son véritable destin. 

Julian HUXLEY, “Le transhumanisme” (1957)

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