James : Tout ce qui est utile est-il vrai ?

[§3] Selon le dictionnaire, la vérité est une propriété de certaines de nos idées. Cela signifie qu’elles sont « en accord » avec la « réalité », tout comme l’erreur signifie qu’elles sont « en désaccord » avec elle. Pragmatistes et intellectualistes admettent de concert cette définition comme allant de soi. Ils ne commencent à diverger que lorsqu’on pose la question de ce qu’on entend exactement par « accord » et par « réalité » entendue comme une chose avec laquelle nos idées doivent être en accord. (…) 

[§7] La grande hypothèse des intellectualistes est que la vérité implique essentiellement une relation statique et inerte. Lorsqu’on a trouvé une idée vraie sur un objet, la question est réglée. On détient la vérité, on sait, on a accompli son destin de sujet pensant. (…)

[§8] Le pragmatisme en revanche pose sa question habituelle : « Mettons qu’une idée ou une croyance soit vraie, quelle différence concrète le fait qu’elle soit vraie apportera-t-il à l’individu dans sa vie réelle ? Comment cette vérité va-t-elle se réaliser ? Qu’est-ce qui, dans l’expérience, sera différent de ce qui serait si cette croyance était fausse ? En somme, quelle est la valeur réelle de la vérité en termes d’expérience ? » 

[§9] Dès qu’il pose la question, le pragmatisme entrevoit la réponse : les idées vraies sont celles que l’on peut assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles qui ne le permettent pas. Voilà la différence pratique que nous apporte le fait d’avoir des idées vraies, voilà donc toute la signification de la vérité, car c’est là tout ce que l’on peut en connaître. 

[§10] Telle est la thèse que je dois défendre. La vérité d’une idée n’est pas une propriété stable qui lui soit inhérente. La vérité vient à l’idée. Celle-ci devient vraie, les événements la rendent vraie. Sa vérité est en fait un événement, un processus : le processus qui consiste à se vérifier elle-même, qui consiste en une véri-fication. Sa validité est ce processus de vali-dation. (…) Cette faculté qu’a une idée de nous guider de façon satisfaisante est ce que l’on entend par sa vérification. (…) 

[§12] Commençons par nous rappeler que posséder des idées vraies signifie toujours qu’on possède de précieux instruments pour l’action, et que le devoir d’accéder à la vérité, loin de nous être imposé de nulle part ou d’être un tour de force que s’imposerait notre intellect à lui-même, se justifie par d’excellentes raisons pratiques. 

[§13] Tout le monde sait combien il est vital pour l’homme d’avoir des croyances vraies à propos des questions de fait. Notre monde est fait de réalités qui peuvent être infiniment utiles ou infiniment nuisibles. Les idées qui nous permettent de savoir à quoi nous en tenir là-dessus sont les idées vraies de ce premier cercle de vérification, et l’un des premiers devoirs de l’homme est de les rechercher. Mais loin d’être une fin en soi, la possession de la vérité n’est que la première étape vers l’obtention d’autres satisfactions vitales. Si je me perds dans la forêt, que j’ai faim, et que je trouve un sentier, il est de la plus haute importance que je me dise qu’il y ait une habitation au bout car en me disant cela, je suivrai ce chemin et serai sauvé. La pensée vraie est utile en l’occurrence car son objet – la maison – est utile. Ainsi, la valeur pratique des idées vraies est en premier lieu fondée sur l’intérêt pratique que revêtent pour nous leurs objets.                 

En effet, leurs objets ne sont pas toujours importants : il se peut qu’une autre fois cette maison n’ait aucun intérêt pour moi ; auquel cas, l’idée de cette maison, même si elle est vérifiable, n’aura aucun intérêt pratique et il vaudra mieux qu’elle reste latente. Cependant, puisque tout objet peut un jour se révéler important, il est évident que nous avons avantage à posséder un stock de vérités supplémentaires, d’idées qui seront vraies dans des situations pour le moment seulement possibles. Nous conservons ces vérités supplémentaires en mémoire, et nous pouvons consigner l’excédent dans des manuels. Lorsqu’une de ces vérités surnuméraires se révèle utile pour répondre à l’un de nos besoins, on va la chercher en magasin pour la mettre à l’ouvrage dans ce monde, et notre croyance en elle devient active. On peut alors dire qu’elle « est utile parce que vraie » ou bien qu’elle « est vraie parce qu’utile ». Ces deux expressions signifient exactement la même chose, à savoir qu’une idée se réalise et peut être vérifiée. (…) 

[§14] De cette simple constatation, le pragmatisme tire sa conception générale de la vérité comme une chose fondamentalement liée à la façon dont un moment de notre expérience peut nous conduire vers d’autres moments qui en valent la peine. En premier lieu et selon le sens commun, la vérité d’un état mental désigne cette fonction qui consiste à nous guider de manière valable. Lorsqu’un moment de notre expérience, quel qu’il soit, nous inspire une pensée vraie, cela signifie que tôt ou tard, guidés par elle, nous plongeons à nouveau dans les faits de l’expérience pour établir avec eux des relations profitables. (…)

[§17] Prenez par exemple cet objet accroché au mur. Pour nous, c’est une « horloge » bien qu’aucun d’entre nous n’ait vu le mécanisme invisible qui en fait une horloge. Nous considérons cette idée comme vraie sans chercher à la vérifier. Si les vérités sont essentiellement des processus de vérification, ne devrions-nous pas considérer ces vérités non vérifiées comme ayant échoué ? Non, car elles forment l’immense majorité des vérités avec lesquelles nous vivons. Les vérifications indirectes sont valables au même titre que les directes. Quand les preuves indirectes suffisent, nous pouvons nous passer de témoignage oculaire. Tout comme nous supposons l’existence du Japon sans y être jamais allés, parce que cela fonctionne, dans la mesure où tout tend à nous le faire croire et où rien ne s’oppose à cette croyance, nous supposons de la même manière que cet objet est une horloge. Pour notre usage, c’est une horloge qui mesure la durée de notre leçon. La vérification de notre hypothèse signifie ici qu’elle ne nous conduit à aucune frustration ni contradiction. Concernant les rouages, les poids et le balancier, la vérifiabilité vaut comme vérification. Pour un processus de vérité mené à terme, nous en connaissons un million qui fonctionnent en cet état embryonnaire. Ils nous dirigent vers la vérification immédiate, ils nous mènent dans les parages des objets qu’ils visent puis, si les choses se déroulent harmonieusement, nous sommes tellement sûrs que la vérification est possible que   nous nous en passons, et de façon générale les circonstances nous donnent raison.[§18] En fait, la vérité vit ainsi la plupart du temps à crédit. Nos pensées et nos croyances « circulent » aussi longtemps qu’on ne les remet pas en question, tout comme les billets circulent tant que personne ne les refuse. Mais tout cela implique qu’il existe quelque part des vérifications directes tangibles sans lesquelles l’édifice de la vérité s’effondre comme un système financier qui ne s’appuie pas sur des réserves métalliques. Vous acceptez ma vérification pour une chose, et moi la vôtre pour une autre. Nous nous échangeons nos vérités. Mais les croyances concrètement vérifiées par quelqu’un sont les piliers de toute cette superstructure.

William JAMES, Le pragmatisme (1907), chapitre 6, pp.224-231

Questions de compréhension

  1. Selon James, quel est le défaut dans la façon dont les intellectualistes se représentent la vérité ? Expliquez leur erreur.
  2. Pour un pragmatiste, à quelle condition peut-on accepter une idée comme “vraie” ? Expliquez à l’aide d’un exemple.
  3. Que devons-nous faire d’une idée qui n’a, pour le moment, aucun intérêt pratique ? Expliquez à l’aide d’un exemple.
  4. Devons-nous vérifier toute idée vraie ? Justifiez à l’aide d’un exemple.
  5. Suffit-il qu’une idée soit vraie pour moi pour qu’elle soit acceptée par tous ? Justifiez.

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