Compte tenu de la puissance colossale de notre technique dans ce domaine il devient d’une aveuglante clarté que la prévention est la principale mission de la responsabilité. Mais ce n’est pas le seul domaine. Notre technique pacifique elle-même, dont bénéficie quotidiennement l’humanité sur la planète, recèle en elle un potentiel de malheur — qui, pour n’être ni intentionnel ni soudain, n’en est pas moins sournois. Il accompagne en conséquence comme une ombre grandissante, les œuvres que cette technique a voulues, et dont elle a eu si souvent besoin.
Le choix plus simple qui consisterait à suspendre toute action nous est ici refusé, car nous devons poursuivre l’exploitation technique de la nature. Comment et dans quelles proportions, telles sont les deux seules questions qui subsistent; de même, celle de savoir si nous sommes maîtres de la nature ou si nous pouvons le devenir est-elle l’une des questions les plus graves en ce qui concerne la liberté humaine. Or tel est bien également l’objet de mes réflexions aujourd’hui.
Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l’homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s’agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n’est jamais née d’une impulsion salvatrice commune.
Hans JONAS, “Technique, liberté, obligation” in Une éthique pour la nature (1987)
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