Les animaux n’ont pas conscience d’eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin. Cette fin est l’homme. Aussi celui-ci n’a-t-il aucun devoir immédiat envers eux. On peut se demander pourquoi les animaux existent, mais on ne peut poser cette question à propos de l’homme. Les devoirs que nous avons envers les animaux ne sont que des devoirs indirects que nous avons envers l’humanité. Les animaux sont un analogon de l’humanité ; en observant nos devoirs envers les animaux, pour tout ce qui en eux entretient quelque analogie avec la nature humaine, nous observons en fait (indirectement) nos devoirs envers l’humanité. Le chien qui a longuement et fidèlement servi son maître nous offre un exemple de ceci. Par analogie avec le service humain, on dira que ce chien mérite récompense, que s’il devient trop vieux pour servir son maître, celui-ci devra tout de même le garder à sa charge jusqu’à ce qu’il meure. Cela favorise l’accomplissement de nos devoirs envers l’humanité, d’après lesquels nous aurions été tenus à une telle action. Quand les actions des animaux offrent une analogie avec les actions humaines et paraissent découler des mêmes principes, nous avons donc des devoirs envers ces êtres, en tant que par là nous favorisons l’accomplissement des devoirs correspondants que nous avons envers l’humanité. Celui qui abat son chien parce qu’il ne lui est plus d’aucune utilité et ne lui rapporte même pas ce qu’il faut pour le nourrir, n’enfreint pas en vérité le devoir qu’il a envers son chien, puisque celui-ci est incapable de jugement, mais il commet un acte qui heurte en lui le sentiment d’humanité et l’affabilité bienveillante, auxquels il lui faut pourtant donner suite, en vertu des devoirs qu’il a envers l’humanité. S’il ne veut pas étouffer en lui ces qualités, il doit d’ores et déjà faire preuve de bonté de cœur à l’égard des animaux, car l’homme qui est capable de cruauté avec eux, sera aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut déjà juger du cœur d’un homme au traitement qu’il réserve aux animaux. (…)
En Angleterre, les bouchers, les chirurgiens et les médecins ne sont pas admis à faire partie des jurys, parce qu’on considère que leur profession les a trop endurcis face à la mort. Les anatomistes, qui se servent d’animaux vivants pour leurs expériences, agissent certes de façon cruelle, mais c’est pour un bon motif. Comme les animaux peuvent être considérés comme des instruments à la disposition de l’homme, cette pratique est justifiée, contrairement à la cruauté qui n’a d’autre motif que le jeu. Un maître qui tue son âne ou son chien parce qu’ils ne lui rapportent même plus ce qu’il en coûte pour les nourrir est en réalité un esprit très petit (…). Nos devoirs envers les animaux sont donc des devoirs indirects envers l’humanité.
Emmanuel KANT, Leçons d’éthique (1780), pp.391-393