Davi Kopenawa, chef chaman, porte-parole de la communauté des Amérindiens Yanomami, lutte contre la surexploitation de la forêt amazonienne du Brésil. En avril 1977, il participe, avec la FUNAI, l’Institut Brésilien du Développement Forestier et la police fédérale, à une expédition contre la chasse clandestine sur le rio Pacu.
Lorsque j’ai remonté le rio Catrimani, j’ai vu, en aval, les lieux où sont établis les chasseurs et les pêcheurs blancs qui, eux aussi, ne cessent d’envahir notre forêt. Avec la FUNAI et la police fédérale, nous avons arrêté à plusieurs reprises leurs pirogues sur la rivière pour confisquer des peaux de jaguars et de loutres géantes. Nous les avons aussi obligés à rejeter à l’eau toutes leurs tortues. Leurs yeux étaient furieux mais ils ne protestaient pas car ils avaient peur de la police. Je ne connaissais pas encore très bien les Blancs à cette époque. Mais j’ai compris que ceux que j’accompagnais voulaient vraiment défendre les animaux et les arbres de la forêt. C’était la première fois que j’entendais ces paroles ! Elles m’ont fait réfléchir. J’ai commencé à me dire : « Haixopë ! Moi aussi je vais défendre le gibier afin qu’il ne disparaisse pas ! Les animaux sont, comme nous, des habitants de la forêt et ils ne sont pas si nombreux. Si nous laissons les Blancs chasser sur notre terre, nos enfants privés de viande ne tarderont pas à pleurer de faim ! Ils disent vrai ! Les arbres de la forêt sont beaux et nous mangeons leurs fruits. Cela fait peine aussi de les abattre sans mesure ! » Après ce voyage, le temps a passé et je suis devenu un homme adulte. Mes idées sur la forêt ont continué à cheminer peu à peu jusqu’à ce que, bien plus tard, j’écoute les paroles de Chico Mendes. C’est ainsi que j’ai appris à connaître les paroles des Blancs sur ce qu’ils nomment la nature. Ma pensée est devenue plus claire et plus haute. Elle s’est étendue. J’ai alors compris qu’il ne suffisait pas de protéger seulement le petit endroit où nous habitons. J’ai donc décidé de parler pour défendre toute la forêt, y compris celle que les êtres humains n’habitent pas et même, très loin au-delà de nous, la terre des Blancs. Tout cela c’est, dans notre langue urihi a pree – la grande terre-forêt. C’est, je pense, ce que les Blancs nomment le monde entier. (…)
Lorsqu’ils parlent de la forêt, les Blancs utilisent souvent une autre parole, celle de « milieu naturel ». Cette parole n’est pas non plus l’une des nôtres et nous l’ignorions encore il y a peu. Pour nous, ce que les Blancs nomment ainsi, c’est ce qui reste de la terre et de la forêt blessées avec leurs machines. C’est ce qu’il reste de tout ce qu’ils ont détruit jusqu’à présent. Je n’aime pas cette parole de « milieu ». La terre ne doit pas être découpée par le milieu. Nous sommes des habitants de la forêt et si on la divise ainsi, nous savons que nous allons mourir avec elle. Je préfère que les Blancs parlent de « nature » ou d’« écologie » entière. Si on défend la forêt en son entier, elle restera vivante. Si on la retaille pour en protéger de petites parcelles qui ne sont que le résidu de ce qui a été saccagé, cela ne donnera rien de bien. Avec un reste des arbres et un reste des cours d’eau, un reste du gibier, des poissons et des humains qui y habitent, son souffle de vie deviendra trop court. C’est pourquoi nous sommes si inquiets. Si les Blancs se mettent aujourd’hui à parler de protéger la nature, ils ne doivent pas nous mentir de nouveau comme l’ont fait leurs anciens.
Nous, chamans, nous disons simplement que nous protégeons la nature en entier. Nous défendons ses arbres, ses collines, ses montagnes et ses rivières ; ses poissons, son gibier, ses esprits xapiri et ses habitants humains. Nous défendons même, au-delà d’elle, la terre des Blancs et tous ceux qui y vivent. Ce sont là les paroles de nos esprits et ce sont les nôtres. Les xapiri sont vraiment les défenseurs de la forêt et ils nous donnent leur sagesse. En les faisant descendre et danser, nos anciens ont, depuis toujours, protégé la nature entière. Et nous, qui sommes leurs fils et leurs petits-fils, nous ne voulons pas vivre dans un reste de forêt. Chez eux, les Blancs l’ont déjà défrichée presque tout entière. Ils n’en gardent que quelques fragments qu’ils ont entourés de clôtures. Je pense qu’ils ont maintenant l’intention de faire de même avec la nôtre. Cela nous attriste et nous rend inquiets. Nous ne voulons pas que notre forêt soit dévastée et que les Blancs finissent par ne nous céder que de petits morceaux épars de ce qu’il restera de notre propre terre ! Dans ces rebuts de forêt malade aux rivières boueuses, il n’y aura bientôt plus de gibier ni de poissons, plus de vent ni de fraîcheur. Toute la valeur de fertilité de la forêt sera partie. Les xapiri ne veulent pas nous voir vivre dans des débris de forêt mais dans une grande forêt entière. Je ne veux pas que les miens habitent un reste de forêt, ni que nous devenions des restes d’êtres humains.
Davi KOPENAWA, La chute du ciel (2010), chapitre 23, pp.540-544