La sociologie ne dit pas que des choix ne sont pas faits, que des décisions ne sont pas prises ou que les intentions ou les volontés sont inexistantes. Elle dit seulement que les choix, les décisions et les intentions sont des réalités au croisement de contraintes multiples. Ces contraintes sont à la fois internes, faites de l’ensemble des dispositions incorporées à croire, voir, sentir, penser, agir forgées à travers les diverses expériences sociales passées, et externes, car les choix, les décisions et les intentions sont toujours ancrés dans des contextes sociaux et même parfois formulés par rapport à des circonstances sociales.
La liberté a bien sûr du sens, lorsqu’elle est comprise dans le sens d’une limitation relative des possibilités d’action. Il y a des individus privés de liberté parce qu’ils sont enfermés ou parce qu’ils vivent sous une dictature. Mais lorsqu’elle est posée comme une propriété abstraite et universelle de l’Homme, lorsqu’elle conduit à penser que chaque individu est maître de son destin, et qu’il ne tient qu’à lui (à sa bonne volonté, à sa conscience, à son effort, à ses choix, à ses décisions) de réussir scolairement, professionnellement ou d’être un « bon citoyen », etc., elle constitue un sérieux obstacle à la bonne compréhension de la réalité des pratiques.
S’il en était ainsi, si le destin de chaque individu ne dépendait que de sa capacité à faire les bons choix, à prendre les bonnes décisions et à mettre en œuvre toute la volonté nécessaire, on se demande bien pourquoi les individus ne feraient pas plus souvent le choix d’être riches, cultivés et célèbres… À moins que l’on ne retourne, bien sûr, à des conceptions innéistes préscientifiques qui feraient le partage, dès la naissance, entre les génies et les idiots, les doués et les tarés, les bons et les mauvais, les gentils et les méchants, etc.
On peut d’ailleurs s’étonner du fait que les mêmes qui rejettent le déterminisme, lorsqu’il est mis en évidence par les sciences sociales, peuvent adhérer à un déterminisme biologique naturalisant autrement plus implacable. Mais il ne faut pas demander plus de cohérence aux acteurs qu’ils ne sont capables d’en produire. Ils peuvent à la fois penser que le « caractère », le « tempérament » ou les « penchants » des individus sont des choses naturelles données à la naissance et, du même coup, difficilement transformables, et être persuadés que chaque individu est libre et seul maître de son destin. À la différence du déterminisme social, la liberté individuelle comme la tendance innée ne mettent pas en question le rôle des multiples actions humaines, et notamment des politiques menées, dans la fabrication des comportements. Et c’est cela qui rend de telles idées aussi séduisantes : elles ont pour principal avantage de couper radicalement tout lien possible entre celui qui juge et ceux qui sont jugés.
On confond aussi souvent le déterminisme avec le caractère prévisible des événements. Or il va de soi que les sciences du monde social ne mettent pas en évidence des « causalités » simples, univoques et mécaniques qui permettraient de prévoir avec certitude les comportements comme on peut prévoir la dissolution du sucre dans l’eau ou la chute d’une pomme se détachant de l’arbre. Ce sont au mieux des probabilités d’apparition de comportements ou d’événements qui sont calculées. Deux raisons expliquent cette impossible prévision, même si cela ne remet pas en cause l’existence des déterminismes : d’une part l’impossibilité de réduire un contexte social d’action à une série finie de paramètres pertinents, comme dans le cas des expériences physiques ou chimiques, et d’autre part la complexité interne des individus dont le patrimoine de dispositions à voir, à sentir, agir, etc., est plus ou moins hétérogène, composé d’éléments plus ou moins contradictoires. Difficile, par conséquent, de prédire avec certitude ce qui, dans un contexte spécifique, va « jouer » ou « peser » sur chaque individu et ce qui, des multiples dispositions incorporées, va être déclenché dans et par le contexte en question. En fonction des personnes avec qui l’individu considéré coexiste durablement (conjoint, enfants, parents, frères et sœurs, etc.) ou temporairement (amis, collègues, etc.), en fonction de la place qu’il occupe dans la relation avec ces personnes ou par rapport à l’activité qu’ils déploient ensemble (dominant ou dominé, leader ou suiveur, responsable ou simple participant, concerné ou non concerné, compétent ou non compétent…), son patrimoine de dispositions et de compétences est soumis à des forces différentes. Ce qui déterminera l’activation de telle disposition dans tel contexte peut être conçu comme le produit de l’interaction entre des (rapports de) forces internes et externes : rapport de forces internes entre des dispositions plus ou moins fortement constituées au cours de la socialisation passée, et rapport de forces externes entre des éléments du contexte qui pèsent plus ou moins fortement sur l’individu (caractéristiques objectives de la situation, qui peuvent être associées à des personnes différentes), au sens où ils le contraignent et le sollicitent plus ou moins fortement (par exemple, les situations professionnelle, scolaire, familiale ou amicale sont inégalement contraignantes pour les individus).Chaque individu est trop multisocialisé et trop multidéterminé pour qu’il puisse être conscient de l’ensemble de ses déterminismes. Il est pour cette raison normal de voir des résistances apparaître à l’idée d’un déterminisme social. C’est parce qu’il est porteur de dispositions multiples et que s’exercent sur lui des forces différentes selon les situations sociales dans lesquelles il se trouve, que l’individu peut avoir parfois le sentiment d’une liberté de comportement. Mais le sentiment de liberté provient aussi du fait que les individus sont tout entiers investis dans leurs actions, qu’ils sont à ce qu’ils font, happés par leurs désirs, leurs objectifs immédiats ou leurs projets plus lointains, plutôt qu’ils ne sont dans la conscience de ce qui les détermine à faire ce qu’ils font et à le faire comme ils le font.
Bernard LAHIRE, Pour la sociologie (2016), chapitre 3 « La fiction de l’Homo clausus et du libre arbitre » pp.55-63
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