Claude Lanzmann a passé plus de dix ans de sa vie, de 1974 à 1985, à préparer et tourner les neuf heures et demie de Shoah1985. Pas d’ “images” pour dire l’Holocauste, mais des témoins, victimes ou bourreaux, qui font revivre l’indicible. Sa démarche est à l’opposé de celle de Steven Spielberg. Il a vu La Liste de Schindler1993. Il livre ses impressions.
J’ai de l’estime pour Steven Spielberg. J’ai vu Indiana Jones, j’ai vu les Aventuriers de l’arche perdue, j’ai vu E.T., j’ai dû voir les Dents de la mer, et j’aime bien ses films. C’est un virtuose de cinéma. En tout cas, il connaît son métier. Alors quand j’ai appris son projet, dont j’ignorais absolument la genèse, je me suis dit : Spielberg va se trouver confronté à un dilemme, il ne peut pas raconter l’histoire de Schindler sans dire aussi ce qu’a été l’Holocauste ; et comment peut-il dire ce qu’a été l’Holocauste en racontant l’histoire d’un Allemand qui a sauvé 1 300 juifs, puisque la majorité écrasante des juifs n’a pas été sauvée ? Même s’il montre les “actions” au sens allemand du terme, au moment de la déportation au ghetto de Cracovie, même s’il montre le chef du camp tirant sur les déportés, comment peut-il être juste par rapport à la normalité de la procédure de mort, de la machinerie de l’extermination ? Non, ça ne se passait pas comme cela pour tout le monde. A Treblinka, ou à Auschwitz, la question du sauvetage ne se posait même pas. (…)
Le problème est que le film fourmille de scènes ambiguës, et à la limite dangereuses, qu’il aurait fallu manier avec des pincettes. Quand Spielberg montre les types de la police juive cognant au moment des rafles, il induit sans nuances, sans “mode d’emploi” l’idée que les juifs ont participé à leur propre destruction. Quand Spielberg montre Schindler demandant de l’argent aux juifs, la scène se passe dans une voiture, avec deux vieux juifs du Judenrat, barbus, stéréotypés. Après une sorte de conciliabule chuchoté, ils sortent l’argent de leurs poches et le donnent à Schindler. Il y a une sorte d’identification par le stéréotype des juifs à l’argent, des juifs barbus à l’argent. ” Tout passe d’ailleurs à travers l’histoire personnelle de Schindler : Schindler et les femmes, Schindler et le sexe, Schindler et l’argent, Schindler qui est une sorte de joueur. Bon, ça plaît, c’est un peu les Aventuriers de l’arche perdue. C’est si vrai que lorsque Schindler est là, quand il dîne avec des officiers allemands ou des SS pour les embarquer dans son histoire, ces types apparaissent certes vénaux, mais en même temps, dans leur bel uniforme, ils ne sont pas du tout antipathiques. C’est tout le problème de l’image, et tout le problème de la représentation. Rien de ce que qui s’est passé ne ressemblait à ça, même si tout paraît authentique. Les Allemands n’étaient pas comme ça. Par ailleurs, il est évident que les déportés qui étaient là, après des mois, des années de malheur, d’humiliation, de misère, crevant de peur, je ne les vois pas incarnés par des acteurs.
Je suis incapable d’une certaine façon de fonder mon dire. On comprend, ou on ne comprend pas. C’est un peu comme le cogito cartésien : à la fin on bute, c’est le nœud final, et on ne peut pas aller au-delà. L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation. En voyant la Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste1978. Transgresser ou trivialiser, ici c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils “trivialisent”, abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste.
Il n’y a pas une seconde d’archives dans Shoah, parce que ce n’est pas ma façon de travailler, de penser, et aussi parce qu’il n’en existe pas. Alors la question est ainsi posée : pour témoigner, est-ce qu’on invente une forme nouvelle ou est-ce qu’on reconstruit ? Je pense avoir fait une forme nouvelle. Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives. Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que c’était strictement interdit – tourné par un SS et montrant comment 3 000 juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi. (…)
Ce que je reproche fondamentalement à Spielberg, c’est de montrer l’Holocauste à travers un Allemand. Même s’il a sauvé des juifs, ça change complètement l’approche de l’Histoire. C’est le monde à l’envers… Shoah interdit beaucoup de choses, Shoah dépossède les gens de beaucoup de choses, Shoah est un film aride et pur. Dans Shoah, il n’y a aucune histoire personnelle. Les survivants juifs de Shoah sont des survivants d’une espèce particulière ; ce ne sont pas n’importe quels survivants, mais des gens qui étaient au bout de la chaîne d’extermination et qui ont été les témoins directs de la mort de leur peuple. Shoah est un film sur la mort ; pas du tout sur la survie. (…) C’est tout le contraire de Spielberg, pour qui l’extermination est un décor : le noir soleil aveuglant de l’Holocauste n’est pas affronté. On pleure en voyant la Liste de Schindler ? Soit. Mais les larmes sont une façon de jouir, les larmes, c’est une jouissance, une catharsis. Beaucoup de gens m’ont dit : “je ne peux pas voir votre film, parce que, probablement, voyant Shoah, il n’y a pas possibilité de pleurer. ” D’une certaine manière, le film de Spielberg est un mélodrame, un mélodrame kitsch. On est pris par cette histoire d’escroc allemand, rien de plus.
Claude LANZMANN “A propos de “la Liste de Schindler“, dernier film de Steven Spielberg – Holocauste, la représentation impossible” (Le Monde, 3 mars 1994)
Bande-annonce du film La Liste de Schindler (Spielberg, 1993)
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