Naturellement rien ne nous entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous avons de penser comme si notre âme recevait quelques espèces messagères et comme si elle avait des portes et des fenêtres. Nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et même de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes ses pensées futures, et pense déjà confusément à tout ce qu’il pensera jamais distinctement. Et rien ne nous saurait être appris, dont nous n’ayons déjà dans l’esprit l’idée qui est comme la matière dont cette pensée se forme.
C’est ce que Platon a excellemment bien considéré, quand il a mis en avant sa réminiscence (1) qui a beaucoup de solidité, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la purge de l’erreur de la préexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’âme doit déjà avoir su et pensé distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense maintenant. Aussi a-t-il confirmé son sentiment par une belle expérience, introduisant un petit garçon qu’il mène insensiblement à des vérités très difficiles de la géométrie touchant les incommensurables, sans lui rien apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et à propos. Ce qui fait voir que notre âme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion pour connaître les vérités, et, par conséquent, qu’elle a au moins ses idées dont ces vérités dépendent. On peut même dire qu’elle possède déjà ces vérités, quand on les prend pour les rapports des idées.
LEIBNIZ, Discours de métaphysique (1689), §26
(1) Leibniz fait allusion à une thèse de Platon (exposée dans le dialogue Ménon), selon laquelle toute connaissance est une réminiscence : l’âme possède dès la naissance toutes les connaissances, et elle les redécouvrira en dialoguant avec autrui.
(2) animadversion : conversion de l’âme, prise de conscience.
Questions de compréhension :
- Selon Leibniz, nos idées ont-elles une origine innée ou acquise ? Expliquez.
- Expliquez à l’aide d’un exemple pourquoi “l’esprit exprime toujours toutes ses pensées futures, et pense déjà confusément à tout ce qu’il pensera jamais distinctement.”
- Selon Leibniz, peut-on avoir accès aux idées d’autrui ? Justifiez.
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