Pour comprendre ce qu’est la micro-violence, faisons un détour qui sera éclairant, en commençant par dire quelques mots de la notion de « harcèlement moral ». Elle est encore très récente et est définie par Marie-France Hirigoyen de la façon suivante :
Le harcèlement moral au travail se définit comme toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa systématisation, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail.
[Marie-France Hirigoyen, Malaise dans le travail, harcèlement moral (1998), p. 13]
Cette notion est pour le moment plutôt associée à des micro-violences relevant des discours, plus ou moins implicites. Pour harceler une personne, on pourra lui signifier qu’elle n’est pas comme il faudrait qu’elle soit (qu’elle est « laide », « incapable », « idiote », « inférieure », etc.) sans pour autant lui dire tout à fait explicitement. Ordinairement, jamais le harceleur n’est pris en faute, ni par la victime ni par des tiers, car aucun de ses propos, individuellement considéré, n’est incontestablement violent. Le harceleur peut utiliser l’humour, glisser son propos violent parmi des propos sympathiques pour le dissimuler, dire que « quelque chose ne va pas » par un simple regard (par exemple avoir presque l’air d’avoir pitié de quelqu’un, d’être exaspéré par lui au fond de soi, de devoir injustement travailler avec lui), etc. Le harceleur est toujours à la limite de la violence manifeste, il est hors de soupçon si le harcelé ne consigne pas par écrit toutes les micro-violences subies ; alors seulement, si l’on prend une vue d’ensemble objective des actions mises en œuvre par le harceleur, on réalise sa perversité. On peut faire du mal à quelqu’un en lui parlant comme à un enfant, en agissant comme s’il n’avait pas été honnête avec nous et que l’on garde cela pour nous, en faisant comme si on s’efforçait de le comprendre mais qu’on ne pouvait pas prendre au sérieux ses divagations, etc. Mais l’action du harceleur peut être aussi plus explicite, tout en restant apparemment dans un cadre reconnu légitime, par exemple dans une relation hiérarchique. Le chef peut faire mille critiques à un employé, toutes ayant l’air justifiées, mais qui auront comme but véritable et caché une violence occasionnée par l’accumulation des micro-violences. Malheureusement, de nos jours un chef a, bien souvent, tous les pouvoirs nécessaires pour mettre en œuvre de telles pratiques. Il lui suffit d’organiser le travail de telle sorte que l’employé soit pris souvent en défaut. Il peut, par exemple, à des moments choisis pour mettre en difficulté (fin de journée, fin de semaine, période de grossesse, pendant une maladie, etc.), donner une charge de travail momentanément trop importante, ou parmi les plus difficiles, les plus pénibles, les plus humiliantes, etc., pour pouvoir se plaindre ensuite, apparemment en toute légitimité, que les tâches ne sont pas faites comme il le faudrait. Remarquons bien ici deux points importants que nous développerons plus loin : pour obtenir une conduite attendue (ici, que le harcelé souffre), le harceleur va, comme tout individu usant du pouvoir pour ses propres fins, mettre en scène son action, tout en utilisant des vérités partielles (« vous n’avez pas terminé votre travail, une fois encore…»). Il va cacher la vérité générale (il cherche à piéger sans cesse l’employé) tout en montrant des vérités choisies (il est vrai que tel travail donné n’est pas terminé).
Marie-France Hirigoyen a repéré d’innombrables micro-violences, dont, encore une fois, on ne discerne bien souvent les effets généraux que si on en fait une liste. Nous en relevons ici quelques-unes, afin que l’on puisse (re)prendre effectivement conscience de la puissance qu’elles peuvent avoir lorsqu’elles sont assemblées, qu’elles s’accordent pour former une violence invisible.
– « On retire à la victime son autonomie »,
– « On conteste systématiquement toutes ses décisions »,
– « On lui donne délibérément des consignes impossibles à exécuter »,
– « On interrompt sans cesse la victime »,
– « On refuse tout contact même visuel avec elle »,
– « On ignore sa présence en s’adressant uniquement aux autres »,
– « On utilise envers elle des gestes de mépris (soupirs, regards méprisants, haussements d’épaule…).»
À chaque fois quelque chose est dit tout en ne l’étant pas, un message est implicitement signifié, il n’apparaît que si on réalise qu’il est dit par un ensemble d’actions. C’est seulement du fait qu’il soit répété, que le message violent (composé de mille micro-violences dispersées) a un effet sur la victime. Le drame, ici, c’est que le message violent est alors perçu sans que la victime ne puisse ordinairement identifier son origine. Tant qu’elle n’aura pas compris que les mille micro-violences sont orchestrées, et viennent toutes d’une même source malveillante (un individu ou un groupe d’individus), elle peut penser que tout le monde lui renvoie une image négative sans mauvaise intention, ce qui pourrait signifier qu’elle a effectivement à se remettre en cause elle-même (« objectivement »).
Simon LEMOINE, Micro-violences. Le régime du pouvoir au quotidien (2017), ILe harcèlement moral
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