Audre LORDE, « La poésie n’est pas un luxe » (1977), in Sister Outsider (1984) |
[§1] Ce que nous faisons de nos vies, les changements que nous souhaitons leur apporter, dépendent directement de la qualité de la lumière dont nous les éclairons. C’est au cœur de cette lumière que nos idées prennent forme, ces idées à travers lesquelles nous cherchons notre magie et l’accomplissons. Voilà, la poésie est comme une révélation, car c’est grâce à la poésie que nous mettons en mots ces idées qui – avant d’être poème – sont sans nom et sans forme, prêtes à éclore et déjà palpables. Cette sublimation de l’expérience, surgie de la véritable poésie, donne naissance à la pensée, tout comme le rêve donne naissance au concept, la sensation à l’idée, tout comme la connaissance donne naissance à la compréhension.
[§2] En apprenant à accepter l’intimité d’un examen attentif et à s’y épanouir, en apprenant à utiliser les fruits de cet examen pour que nos existences gagnent en force, nous faisons que ces peurs qui gouvernent nos vies, et nous imposent silence, commencent à perdre leur emprise sur nous.
[§3] En chaque femme, il est un lieu sombre d’où s’élève, caché et grandissant, notre véritable esprit,
« magnifique
et dur comme un marron
rempart contre le cauchemar de notre (votre) faiblesse »
[“Black Mother Women”, 1973]
et de notre impuissance.
[§4] Ces espaces du possible enfouis en nous sont obscurs parce que anciens et cachés ; ils ont survécu et se sont renforcés grâce à cette obscurité. Au cœur de ces profondeurs, chacune d’entre nous tient entre ses mains une réserve époustouflante de créativité et de puissance, d’émotions et de sensations vierges et inexplorées. Le lieu de la puissance féminine, en chacune de nous, n’est ni blanc ni superficiel ; il est sombre, il est ancien, et il est profond.
[§5] Lorsque nous considérons, avec des yeux européens, le fait de vivre exclusivement comme un problème à résoudre, nous ne comptons que sur nos idées pour nous libérer, car les pères blancs nous ont enseigné que c’était ce qui était le plus précieux.
[§6] Mais au fur et à mesure que nous entrons en contact avec notre propre conscience ensevelie, conscience non européenne qui envisage l’existence comme une expérience à vivre, nous apprenons à chérir de plus en plus nos émotions, à respecter ces sources cachées de pouvoir d’où jaillit la connaissance véritable, celle qui donne naissance à des actions durables.
[§7] À ce stade de mon existence, je crois que les femmes portent en elles la possibilité de faire fusionner ces deux approches si nécessaires à notre survie, et nous touchons au plus près cette synthèse dans notre poésie. Je parle ici de la poésie en tant que sublimation révélatrice de l’expérience, et non de ce jeu de mots stérile au nom duquel, trop souvent, les pères blancs ont galvaudé le mot poésie – pour dissimuler leur aspiration manifeste vers une imagination sans profondeurs.
[§8] Pour les femmes, cependant, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale. Elle génère la qualité de la lumière qui éclaire nos espoirs ainsi que nos rêves de survie et de changement, espoirs et rêves d’abord mis en mots, puis en idées, et enfin transformés en actions plus tangibles. La poésie est le chemin qui nous aide à formuler ce qui est sans nom, le rendant ainsi envisageable. Les horizons les plus lointains de nos espoirs et de nos peurs sont pavés de nos poèmes, taillés dans le roc des expériences de nos vies quotidiennes.
[§9] À mesure que nous apprenons à les connaître et à les accepter, nos émotions ainsi explorées deviennent des terres sacrées et fertiles pour les idées les plus radicales et les plus audacieuses. Elles abritent dès lors cette différence si nécessaire au changement et à l’élaboration de toute action sensée.
[§10] Je pourrais énumérer sur-le-champ au moins dix idées qui, si elles n’étaient pas nées de rêves et de poèmes, m’auraient semblées intolérables ou incompréhensibles et effrayantes. Il ne s’agit pas là d’un songe creux, mais d’une attention soutenue prêtée au véritable sens de «cela est bien pour moi ».
[§11] Nous pouvons nous entraîner à respecter nos émotions et à les mettre en mots afin de les partager. Et là où la parole n’émerge pas encore, c’est notre poésie qui nous aide à la façonner. La poésie n’est pas que rêve et vision ; elle est la colonne vertébrale de nos existences. Elle pose les fondations des changements futurs, elle jette un pont par-dessus notre peur de l’inconnu.
[§12] Le domaine du possible n’appartient ni à l’éternité ni à l’instant. Croire en son efficacité n’est pas chose facile. Quelquefois, nous travaillons d’arrache-pied afin de faire front aux morts qui encerclent nos vies, pour finalement voir nos efforts sapés par ces rumeurs qu’on nous a appris à craindre, ou par la perte de ces approbations qu’on nous a conseillé de rechercher pour notre sécurité. Femmes, nous nous sentons diminuées ou affaiblies par ces accusations, faussement bénignes, d’enfantillages, de particularismes, de versatilité, de lascivité. Mais qui se demande : est-ce que je porte atteinte à votre intégrité, à vos idées, à vos rêves, ou est-ce que je vous pousse purement et simplement à une action sporadique et défensive ? Et même si cette dernière n’est pas une mince affaire, elle doit être comprise dans un contexte [d’hostilité] visant à transformer les fondements mêmes de nos existences.
[§13] Les pères blancs nous ont inculqué : je pense, donc je suis. La mère Noire, en chacune de nous – la poète – vient murmurer dans nos rêves : « Je ressens, donc je peux être libre. » La poésie cisèle la parole pour qu’elle exprime et guide cette exigence révolutionnaire, l’accomplissement de cette liberté.
[§14] Cependant, l’expérience nous a appris qu’il est nécessaire d’agir ici et maintenant, toujours. Nos enfants ne peuvent pas rêver s’ils ne vivent pas, ne peuvent pas vivre s’ils ne sont pas nourris, et qui d’autre leur donnera cette précieuse nourriture sans laquelle leurs rêves ressembleront aux nôtres. « Si vous voulez qu’un jour nous changions le monde, il faudrait au moins que nous vivions suffisamment longtemps pour devenir adulte ! » hurlent nos enfants.
[§15] Parfois nous nous enivrons de chimériques idées nouvelles. Notre mental va nous sauver. Notre seule intelligence va nous libérer. Mais aucune idée de derrière les fagots ne va nous sauver en tant que femmes, en tant qu’êtres humains. Ce ne sont que de vieilles idées enfouies que nous recombinons, extrapolons et reconnaissons – et que nous remettons en pratique avec un courage renouvelé. Et nous devons continuellement nous encourager, et encourager toutes les autres, à entreprendre les actions hérétiques que nous inspirent nos rêves et nos vieilles idées dépréciées. Compagne de nos premiers pas pour changer le monde, seule la poésie nous laisse entendre que le possible peut devenir réalité. Nos poèmes expriment notre implication, ce que nous ressentons au fond de nous et n’osons accomplir (ou les actions menées en accord avec ce que nous ressentons), nos peurs, nos espoirs, et nos terreurs les plus folles.
[§16] Parce que nous vivons au sein de structures façonnées par le profit, le pouvoir vertical, la déshumanisation institutionnalisée, nos émotions n’étaient pas censées survivre. On attendait des émotions, mises à l’écart tels d’incontournables accessoires ou d’agréables passe-temps, qu’elles s’agenouillent devant la pensée de la même façon que les femmes s’agenouillent devant les hommes. Mais les femmes ont survécu. En poètes. Et il n’y a pas de nouvelles souffrances. Nous les avons déjà toutes endurées. Nous avons enterré cette vérité à l’endroit même où nous avons enterré notre puissance. Elles refont surface dans nos rêves, et ce sont nos rêves qui nous indiquent le chemin de la liberté. Ces rêves deviennent possibles grâce à nos poèmes qui nous donnent la force et le courage de voir, de ressentir, de parler et d’oser.
[§17] Et si nous considérons comme un luxe notre besoin de rêver, notre désir d’amener nos esprits au plus profond de notre foi, alors nous renonçons à la source de notre puissance, de notre féminité : nous renonçons aux mondes futurs auxquels nous aspirons.
[§18] Les idées nouvelles n’existent pas. Il n’y a que de nouvelles façons de les ressentir – et d’analyser ce que valent ces idées, le dimanche à sept heures du matin, après le brunch, en faisant fiévreusement l’amour, en faisant la guerre, en accouchant, en pleurant nos morts – pendant que nos vieilles aspirations nous tourmentent, que nous combattons cette peur archaïque de rester muette, impuissante et seule, pendant que nous découvrons de nouvelles possibilités et de nouvelles forces.