Baptiste MORIZOT, Manières d’être vivant (2020), introduction, pp.17-32 |
La crise de nos relations au vivant est une crise de la sensibilité parce que les relations que nous avons pris l’habitude d’entretenir avec les vivants sont des relations à la “nature”. Comme l’explique l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, les héritiers de la modernité occidentale que nous sommes pensent qu’ils entretiennent des relations de type “naturel” avec tout le monde des vivants non humains, car toute autre relation envers eux est impossible. Les relations possibles dans le cosmos des modernes sont de deux ordres : ou bien naturelles, ou bien sociopolitiques, et les relations sociopolitiques sont réservées exclusivement aux humains. Conséquemment, cela implique qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique. Quelque chose perd sa consistance ontologique quand on perd la faculté d’y faire attention comme un être à part entière, qui compte dans la vie collective. La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité.
Par “crise de la sensibilité”, j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou avec les œuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre.
Un premier symptôme de cette crise de la sensibilité, peut-être le plus spectaculaire, est exprimé dans la notion d’ “extinction de l’expérience de la nature” proposée par l’écrivain et lépidoptériste Robert Pyle : la disparition de relations quotidiennes et vécues au vivant. Une étude récente montre ainsi qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer en un clin d’œil expert plus de mille logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région. La capacité de discrimination des formes et des styles d’existence des autres vivants est massivement redirigée vers les produits manufacturés, et cela se redouble d’une sensibilité très faible aux êtres qui peuplent avec nous la Terre. Réagir à l’extinction de l’expérience, à la crise de la sensibilité, c’est enrichir la gamme de ce que, envers la multiplicité des vivants, on peut sentir, comprendre, et tisser comme relations. (…)
Mais force est de constater que la disponibilité et la sensibilité au vivant, ces arts de l’attention à part entière, sont volontiers reléguées à des problématiques bourgeoises, esthétiques, ou conservatrices, par ceux qui militent pour d’autres mondes possibles. Ils sont en fait puissamment politiques. (…)
Un roi de droit divin, ce n’est plus tolérable aujourd’hui : le dispositif inconscient du tolérable et de l’intolérable est une machine délicate, incorporée en chacun, instruite par des flux sociaux et culturels. L’enjeu, c’est que nos rapports au vivant actuels deviennent intolérables. Que l’idée de disparition des oiseaux des champs, des insectes européens, et plus largement des formes de vie autour, par inaction, écofragmentation et extractivisme (ce stade obsessionnel de l’industrie extractive qui considère tout comme des ressources), nous devienne aussi intolérable que la monarchie de droit divin. Et ce en préparant des rencontres qui font entrer les vivants dans l’espace politique de ce qui mérite attention : c’est-à-dire qui appelle qu’on y soit attentif et attentionné. Les affiliations permettent d’accéder à une forme de soi élargi : je me souviens d’un passager du train qui regardait avec anxiété un ciel pluvieux de printemps par la fenêtre. Lorsqu’il révéla la raison de sa préoccupation, je suis resté muet : le mauvais temps n’allait pas ruiner ses vacances. Il m’annonça comme s’il s’agissait d’un proche : “Je n’aime pas les printemps pluvieux, ils sont mauvais pour les chauves-souris. Il y a beaucoup moins d’insectes. Les mères ne peuvent plus nourrir les petits.” Un soi élargi dans lequel les autres vivants emménagent, c’est certes quelques préoccupations de plus, mais c’est aussi étrangement émancipateur. Ce n’est qu’ensuite que le système des valeurs de base se transforme, et pas parce qu’on a culpabilisé chacun par l’annonce d’apocalypses touchant des êtres qui n’existent pas dans leur cosmos comme des êtres.
Les arts de l’attention politique auront changé lorsque nous vivrons le pillage de la vie océane, la crise des pollinisateurs, comme aussi intolérables que la monarchie de droit divin. Le mépris d’une part de l’agriculture industrielle à intrants envers la faune des sols comme aussi intolérable que l’interdiction de l’avortement. (…)
Le fait est que l’une des causes majeures de l’extinction actuelle de biodiversité est l’écofragmentation. À savoir la fragmentation invisible des habitats des autres vivants, qui les détruit sans qu’on s’en rende compte, parce qu’on a fait passer nos routes, nos villes, nos industries, sur les chemins discrets et familiers qui assurent leur existence, leur prospérité durable comme populations.
Cette importance de l’écofragmentation dans l’extinction a des implications philosophiques qui sont assez peu relevées : cette fragmentation ne trouve pas directement son origine dans la rapacité productiviste et extractiviste (bien que ce soit le visage contemporain et démultiplié de la destruction des habitats, qui appelle contre lui nos luttes les plus acharnées). Elle s’origine d’abord dans notre cécité au fait que les autres vivants habitent : la crise de notre manière d’habiter revient à refuser aux autres le statut d’habitants. L’enjeu est donc de repeupler, au sens philosophique de rendre visible que la myriade de formes de vie qui constituent nos milieux donateurs sont elles aussi, depuis toujours, non pas un décor pour nos tribulations humaines, mais les habitants de plein droit du monde. Parce qu’ils le font par leur présence. La microfaune des sols fait, littéralement, les forêts et les champs. Les forêts et la vie végétale des océans fabriquent l’atmosphère respirable qui nous accueille. Les pollinisateurs font, littéralement, ce que nous appelons, candides, le “printemps”, comme si c’était un cadeau de l’univers, ou du soleil : non, c’est leur action bourdonnante, invisible et planétaire, qui appelle chaque année au monde, à la sortie de l’hiver, les fleurs, les fruits, les dons de la terre, et leur retour immémorial. Les pollinisateurs, abeilles, bourdons, oiseaux, ne sont pas posés comme des meubles sur le décor naturel et immuable des saisons : ils fabriquent cette saison dans ce qu’elle a de vivant. Sans eux, vous auriez peut-être des fontes de neige lorsque l’ensoleillement augmente vers le mois de mars, mais elles auraient lieu dans un désert: vous n’auriez pas les fleurs des cerisiers, ni aucune autre, ni aucun effet de la fécondation croisée qui fonde le cycle de vie des angiospermes (toutes les plantes à fleurs de la planète, qui forment plus des neuf dixièmes de la biodiversité végétale terrestre). Vous n’auriez qu’un hiver interminable. Un type d’être qui fait “de ses mains”, si l’on peut dire, le printemps n’a pas sa place comme élément du décor, comme ressource. Il constitue un habitant, qui fait son entrée dans le champ politique des puissances avec lesquelles il va falloir négocier les formes de notre vie commune.
Une part de ce que la modernité appelle progrès qualifie quatre siècles de dispositifs qui permettent de ne pas avoir à faire attention – aux altérités, aux autres formes de vie, aux écosystèmes. (…)
Pour un colon occidental, lorsqu’il arrive dans les jungles d’Afrique ou les rizières à mousson de l’Asie, civiliser un espace dans lequel il s’installe, c’est traditionnellement faire qu’on puisse y vivre en toute ignorance des cohabitants non humains. C’est supprimer, contrôler, canaliser les fauves, les insectes, les pluies, les crues. Être chez soi, c’est pouvoir vivre sans faire attention. Or pour les autochtones, c’est l’inverse, le chez-soi implique cette vigilance vibratile, cette attention au tissage des autres formes de vie, qui enrichissent l’existence, même s’il faut composer avec elles et que c’est souvent exigeant, parfois compliqué. La concorde est coûteuse en intelligence diplomatique entre humains, elle l’est aussi avec les autres vivants.
Une grande part des techniques et des représentations du monde des modernes servent à cela, c’est leur fonction : se dispenser de l’attention, c’est-à-dire pouvoir opérer partout, en tout lieu, malgré l’ignorance et en toute insouciance, c’est-à-dire sans connaître un lieu et ses habitants. C’est un débranchement à l’égard de ce qui dans le monde vivant alentour exige une disponibilité généreuse, les tissages avec les pollinisateurs, les plantes, les dynamiques écologiques, les climats. C’est une métaphysique pratique, dont la fonction secrète mais puissante est l’interchangeabilité : tout doit être interchangeable, tous les lieux, toutes les techniques, toutes les pratiques, tous les savoir-faire, tous les êtres, les abeilles domestiques, les variétés de pomme, les souches de blé. Il s’agit d’être chez soi partout en homogénéisant les conditions d’existence de manière à ne pas avoir besoin de connaître l’éthologie des autres et l’écologie d’un lieu, c’est-à-dire les mœurs des peuples de vivants qui l’habitent et le constituent. Pour pouvoir se consacrer à l’ “essentiel” aux yeux du [moderne moyen] : les relations entre congénères humains. Relations de pouvoir, d’accumulation, de prestige, d’amour, de famille, sur fond d’un décor inanimé, constitué par les dix millions d’autres espèces qui, soit dit en passant, sont nos parentes.
C’est très ambivalent comme phénomène, car sur certains points cela a produit des effets confortables, et avantageux. Il ne s’agit pas de prêcher bêtement et radicalement le contraire, pour passer de la modernité triomphante à l’antimodernité contrite. Mais d’apprendre à faire la part des choses : il y a des êtres envers lesquels il faut réapprendre l’attention. Car actuellement, le confort de la modernité s’inverse : à force de ne plus faire attention au monde vivant, aux autres espèces, aux milieux, aux dynamiques écologiques qui tissent tout le monde ensemble, on crée de toutes pièces un cosmos muet et absurde qui est très inconfortable à vivre à l’échelle existentielle, individuelle et collective. Mais, surtout, on génère un réchauffement climatique et une crise de la biodiversité qui menacent concrètement les conditions d’habitabilité de la Terre pour les humains.
Le paradoxe donc, c’est qu’à un certain degré, il y a un confort appréciable dans l’art des modernes de se libérer de l’attention exigée par le milieu et ceux qui le peuplent, mais que, dès qu’il dépasse un certain seuil ou prend une certaine forme, il devient pire qu’inconfortable : il rend le monde invivable. Le problème devient : quel est ce seuil et quelles sont ces formes, précisément, sérieusement ? Comment hériter intelligemment de la modernité, faire la part des choses dans nos legs historiques entre les émancipations à chérir et protéger, et les errances toxiques ?
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