Nietzsche : Toute vérité n’est-elle qu’illusion ?

Repensons particulièrement au problème de la formation des concepts.
Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, justement, il ne doit
pas servir comme souvenir pour l’expérience originelle, unique et complètement
singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu’il doit s’adapter également à
d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur,
jamais identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de
l’identité du non-identique. Aussi sûr que jamais une feuille n’est entièrement
identique à une autre feuille, aussi sûrement le concept de feuille est-il formé par
abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille
alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles,
quelque chose comme « la feuille », une sorte de forme originelle sur le modèle de
quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes,
mais par des mains inexpertes au point qu’aucun exemplaire correct et fiable
n’en serait tombé comme la transposition fidèle de la forme originelle.
Nous appelons un homme « honnête » ; nous demandons : « Pourquoi a-t-il
agi honnêtement aujourd’hui ? » Nous répondons habituellement : « en raison de
son honnêteté ». L’honnêteté ! Autant répéter que la feuille est cause des feuilles.
Mais nous ne savons absolument rien sur une qualité essentielle qui s’appellerait
« l’honnêteté », nous n’avons affaire qu’à un grand nombre d’actions individualisées
et par conséquent dissemblables, que nous assimilons par abandon de la
dissemblance et désignons dorénavant comme des actions honnêtes ;
en fin de compte nous extrayons d’elle la formule d’une qualitas occultas
portant le nom de « l’honnêteté ». (…)

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une armée mobile de métaphores,
de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines
qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et
qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires :
les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores
qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal.

Friedrich NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), I, §§ 7-8

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