On connaît beaucoup moins le paradoxe de la tolérance : une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance.
– Par cette formulation, je ne suggère pas, par exemple, que nous devrions toujours interdire l’expression des philosophies intolérantes ; tant que nous pouvons les réfuter par une argumentation rationnelle et les laisser sous le contrôle de l’opinion publique, il serait sans doute fort malavisé de les interdire. Mais nous devrions nous réserver le droit de les interdire si nécessaire, même par la force ; car il pourrait bien s’avérer qu’ils ne soient pas prêts à nous faire face au niveau d’une argumentation rationnelle, mais qu’ils commencent par dénoncer tous les arguments ; il se pourrait qu’ils interdisent à leurs partisans de prêter l’oreille aux argumentations rationnelles car elles seraient trompeuses, et qu’ils leur enseignent à répondre aux arguments par l’usage de leurs poings et de leurs armes. C’est pourquoi, au nom de la tolérance, nous devrions nous réserver le droit de ne pas tolérer les intolérants. Nous devrions affirmer que tout mouvement prêchant l’intolérance se place lui-même en-dehors de la loi, et nous devrions considérer comme criminelle tout incitation à l’intolérance et à la persécution, de la même façon que nous devrions considérer comme criminelle toute incitation au meurtre, au kidnapping ou au retour au commerce des esclaves.
Karl POPPER, La société ouverte et ses ennemis (1945), I, 7, note 4