Popper : La science doit-elle être irréfutable ?

[§1] (…) À partir de l’automne 1919 je me suis attelé pour la première fois au problème suivant : « quand doit-on conférer à une théorie  un statut scientifique ? », ou encore « existe-t-il un critère permettant d’établir la nature ou le statut scientifique d’une théorie ? »

[§2] Ce qui me préoccupait à l’époque n’était pas le problème de savoir « quand une théorie est vraie », ni même « quand celle-ci est recevable ». La question que je posais était autre. Je voulais distinguer science et pseudo–science, tout en sachant pertinemment que souvent la science est dans l’erreur, tandis que le pseudo-science peut rencontrer inopinément la vérité.

[§3] Je n’ignorais évidemment pas la réponse le plus souvent faite à cette question : la science diffère de la pseudo-science – ou de la « métaphysique » – par le caractère empirique de sa méthode, qui est essentiellement inductive et repose sur l’observation ou l’expérimentation. Mais cette réponse ne me satisfaisait pas. Au contraire, j’avais affirmé à maintes reprises que le problème consistait pour moi à distinguer entre méthode authentiquement empirique et méthode non empirique, voire pseudo-empirique – c’est-à-dire qui ne répond pas aux critères de la scientificité bien qu’elle en appelle à l’observation et à l’expérimentation. Cette seconde méthode est à l’œuvre, par exemple, dans l’astrologie, avec son étonnant corpus de preuves empiriques fondées sur l’observation – horoscopes et biographies.

[§4] Mais ce n’est pas l’exemple de l’astrologie qui m’a conduit à formuler le problème, et il est sans doute nécessaire d’évoquer l’atmosphère qui l’a vu surgir, ainsi que les exemples précis qui en ont inspiré la formulation. À la suite de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, une révolution était intervenue en Autriche : il y avait profusion de slogans et d’idées révolutionnaires, comme de théories nouvelles souvent échevelées. Parmi les théories suscitant mon intérêt, la plus importante était incontestablement la relativité einsteinienne. Les trois autres étaient la théorie de l’histoire de Marx, la psychanalyse freudienne et la « psychologie individuelle » d’Alfred Adler. (…)

[§7] C’est au cours de l’été 1919 que ces trois théories – la théorie de l’histoire de Marx, la psychanalyse et la psychologie individuelle – ont commencé à susciter en moi de plus en plus de réserves, et je me suis mis à m’interroger sur la légitimité de leur prétention à la scientificité. Le problème m’est sans doute d’abord apparu sous une forme assez simple : « En quoi le marxisme, la psychanalyse et la psychologie individuelle sont-ils insatisfaisants? Qu’est ce qui les rend si différents des théories physiques, de la théorie newtonienne et, surtout, de celle de la relativité ? » (…)

[§9] J’avais remarqué que ceux de mes amis qui s’étaient faits les adeptes de Marx,              Freud et Adler étaient sensibles à un certain nombre de traits communs aux trois théories, et tout particulièrement à leur pouvoir explicatif apparent. Celles-ci semblaient aptes                  à rendre compte de la quasi-totalité des phénomènes qui se produisaient dans leurs domaines d’attribution respectifs. (…) Partout l’on apercevait des confirmations : l’univers abondait en vérifications de la théorie. Quels que fussent les événements, toujours ils venaient confirmer celle-ci. (…) Je ne suis pas parvenu à trouver de comportement humain qui ne se laisse interpréter selon l’une et l’autre de ces théories. Or c’est précisément cette propriété – la théorie opérait dans tous les cas et se trouvait toujours confirmée – qui constituait, aux yeux des admirateurs de Freud et d’Adler, l’argument le plus convaincant en faveur de leurs théories. Et je commençais à soupçonner que cette force apparente représentait en réalité leur point faible.

[§13] Pour la théorie d’Einstein, la situation se présentait de manière tout à fait différente. Il n’est que de prendre l’exemple caractéristique de la prédiction d’Einstein que venaient de confirmer les résultats de l’expédition d’Eddington. La théorie einsteinienne de la gravitation avait en effet fait apparaître, à titre de conséquence, que les corps lourds (comme le Soleil) devaient exercer une attraction sur la lumière, exactement comme sur les autres corps physiques. On a donc pu calculer que le rayonnement  émis par une étoile fixe éloignée, dont la position apparente est voisine du Soleil, devrait atteindre la Terre selon un angle tel que cette étoile paraîtrait s’être légèrement éloignée du Soleil ou bien, en d’autres termes, que les étoiles voisines du Soleil sembleraient s’être un peu écartées de ce dernier et être un peu plus distantes les unes des autres. C’est là un phénomène qui ne se peut observer habituellement, puisque le jour, le Soleil, incomparablement plus brillant que ces étoiles fixes, les rend invisibles. Mais il est possible de photographier celles-ci lors d’une éclipse. Et en photographiant de nuit cette même constellation, on pourra mesurer les distances sur chacun des deux clichés et s’assurer de l’effet prédit par Einstein.

[§14] Or ce qui est frappant, en l’occurrence, c’est le risque assumé par une prédiction de ce type. Si l’observation montre que l’effet prévu n’apparaît absolument pas, la théorie est tout simplement réfutée. Elle est incompatible avec certains résultats d’observation possibles – en l’espèce, ce que, avant Einstein, tous les spécialistes eussent escomptés. (…)

[§15] Ces diverses considérations m’ont conduit, au cours de l’hiver 1919–1920, à certaines conclusions que j’aimerais à présent reformuler.

  1. Si ce sont des confirmations que l’on recherche, il n’est pas difficile de trouver,                    pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications.
  2. Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmation que si elles sont le résultat de prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en l’absence de la théorie en question, nous avions dû escompter un événement qui n’aurait pas été compatible avec celle-ci – un événement qui l’eût réfutée.
  3. Toute « bonne » théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits             de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l’envergure de l’interdiction.
  4. Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir                         est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l’irréfutabilité n’est pas       (comme on l’imagine souvent) vertu mais défaut.
  5. Toute mise à l’épreuve véritable d’une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c’est pouvoir être réfutée; mais cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s’exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques. (…).

On pourrait résumer ces considérations ainsi : le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester.

Karl POPPER, “La science : conjectures et réfutations” conférence donnée à Cambridge en 1953, parue dans Conjectures et réfutations (1963)

Le texte en version pdf imprimable

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.