Quentin : Le handicap diminue-t-il notre humanité ?

Bertrand QUENTIN, La philosophie face au handicap (2013)
Première erreur : l’empathie égocentrée (pp.97-99)

    Par rapport au handicap, beaucoup commettent aujourd’hui une erreur logique en se mettant à la place de la personne handicapée, mais en conservant les réflexes de la personne valide. Il peut pourtant y avoir là un effort louable, mais cela reste un demi-effort.  Il y a bien une empathie, mais une empathie qui reste égocentrée. Une empathie plus authentique impliquerait d’écouter davantage ce que les personnes handicapées peuvent nous dire avant de nous imaginer à leur place. 

Du point de vue des sensations physiques, la personne qui se porte bien s’imagine le handicapé englué dans un effort qui sans cesse échoue, le sourd muré   dans un silence qu’il voudrait sans cesse rompre. C’est le bien portant qui fait un effort pour s’imaginer mal portant. Le contraste entre l’imagination et la réalité lui fait voir un manque effrayant. 

Il faudrait faire un effort différent et commencer par écouter ce que nous dit de ses sensations la personne handicapée. Dans un article intitulé « Le corps vécu et l’expérience du handicap »2008, le philosophe Pierre Ancet s’est à ce sujet mis à l’écoute de Marcel Nuss, auteur polyhandicapé (…). 

« Nous nous trouvons (…) toujours entre un ressenti trop intime du handicap et un déni de celui-ci. La position de liminalité que nos sociétés réservent aux personnes en situation de handicap vient sans doute pour une bonne part de notre propre ressenti de valide face à un autre à la fois proche et lointain (…) Que sont pour nous des jambes incapables de porter quelqu’un ? Des bras incapables d’enlacer ? Nous savons tous intellectuellement qu’ils sont bras et jambes, et cependant, nous ne parvenons pas à les ressentir du dedans comme tels, car nous ne pouvons ressentir du dedans qu’à partir de la capacité d’agir. (…) Toutes ces représentations spontanées peuvent conduire à postuler à la place de l’autre ce qu’il devrait ressentir. »

Le témoignage de Marcel Nuss nous révèle pourtant une manière de sentir autre que la nôtre : « J’ai une réactivité incroyable aux traitements qu’on me fait. Particulièrement, lorsque le toucher entre en jeu. Je sais toujours très vite quel organe on est en train de traiter et les mouvements provoqués dans cet organe – alors que les mains sont parfois à l’opposé. Je sais si mon corps, ou une partie de mon corps, vit ou est bloqué, c’est-à-dire s’il y a une bonne circulation énergétique. À partir de là, je sais bien où je me fais traiter. Il en est de même pour les poumons, avec la ventilation artificielle. » Marcel Nuss a appris à sentir les parties intérieures de son corps – ce que les valides en bonne santé sentent d’une manière très vague. Pierre Ancet souligne alors cet enseignement par contraste avec les sensations usuelles des personnes valides : « Ce ressenti pauvre du corps [des personnes valides]  est certainement lié à un défaut d’apprentissage culturel : nous autres Occidentaux jugeons cette “connaissance par le ventre” de peu d’importance (à moins que nous n’ignorions purement et simplement cette possibilité). Or, celui qui soigne ou accompagne une personne handicapée devrait être capable de développer ce ressenti. Cela lui permettrait de mieux se sentir en lieu et place de l’autre, de se diriger avec une empathie qui ne sera de toute façon jamais réalisée, mais sera à tout le moins meilleure qu’une projection illusoire dans le corps de l’autre, faute d’une connaissance de l’intériorité corporelle. »

Deuxième erreur : l’analogie abusive (pp.107-109)

L’extériorité de la personne handicapée nous offre par exemple bien souvent la figure de l’enfant dans sa fragilité et son besoin d’assistance. L’enfant est promené en poussette, la personne handicapée généralement en fauteuil roulant. Yves Lacroix2008 nous fait part de nombreuses expériences en la matière :

« Au restaurant, le regard du serveur peut considérablement réduire l’identité de la personne handicapée. Comme je ne peux pas passer commande à cause de mes difficulté d’élocution, il proposera à mon égard une palette de jus de fruits ou remplira à peine mon verre de vin, réduisant ma présence à celle de l’enfant pour qui on commande un menu adapté. »

La personne handicapée, étant assimilable à un enfant, n’est pas censée boire de l’alcool. De la même façon il serait inadapté de vouvoyer un enfant. (…)

Un autre souvenir revient à Yves Lacroix :

« Armande, une auxiliaire d’âge mur, ne cessait de me passer la main dans les cheveux (…). Pour Armande, très gentille, c’était une manière de se rassurer et, peut-être, d’établir un contact face à mes difficultés de parole. Elle m’a signalé qu’auparavant, son travail l’avait amenée à s’occuper d’enfants handicapés en bas âge, c’était une méthode relationnelle afin d’instaurer un climat de confiance (…). Amande s’est trouvée interloquée devant l’affirmation de mon statut d’homme. Ses sourires d’approbation exprimaient un embrouillement dans son rôle d’accompagnatrice. Elle ne réalisait guère que j’aurais pu être son ami ou son époux. »

Les humains, habitués à user de façon généralisée des témoignages de la vue, peuvent ainsi procéder à des analogies abusives : « Cette personne parle à peine et est dans un fauteuil roulant ; l’enfant parle à peine et roule en poussette. On caresse les cheveux de l’enfant, donc on peut de même caresser les cheveux de cette personne ». Devant la difficulté à situer la personne handicapée dans les codes sociaux ou dans les communications habituels, l’individu valide peut donc inconsciemment procéder au choix de faire basculer la personne handicapée du côté de l’enfance. Cela explique également les blocages des valides à l’égard d’une sexualité des personnes handicapées, elles que l’on se représente de façon oscillatoire entre l’enfant et le sénile.

Des regards produisant le handicap (pp.116-117)

Toute société humaine est caractérisée par l’intersubjectivité, par ce tissage des regards qui informe autant qu’il produit. Les personnes valides ont donc une grande responsabilité dans le fait de permettre aux personnes handicapées de développer leurs potentialités. La personne handicapée ressent le plus souvent un profond manque de confiance en elle. L’identité est sans cesse ramenée à une différence visible, au détriment de la possible vie intérieure. La confiance en soi, en la solidité de son monde intérieur (ce que les psychologues appellent « narcissisme »), est fortement ébranlée par la dépendance au regard des autres. Cette expérience traumatique est centrale. Tous les handicapés en parlent : le regard insupportable des autres qui n’est jamais                    à la bonne distance, toujours inquisiteur ou fuyant. Julien Parfumo2006 rapporte ainsi                 le témoignage d’un jeune homme atteint de trisomie 21 : « Je ne comprends pas pourquoi on me regarde dans la rue, et je ne suis bien que lorsque je suis dans                 la voiture de ma mère. Je peux voir les gens mais eux ne peuvent pas me voir ».                 Si le jeune homme ne supporte pas les regards des passants, c’est que ces regards               ne sont pas neutre. Ils peuvent marquer une surprise ou une curiosité impudique devant ce qui leur semble étrange? Dès lors, la personne se vit comme quelqu’un d’étrange. Les regards devant quelqu’un qui ne semble pas « normal » réifient ce quelqu’un comme anormal. Le jeune homme en question ne se vivrait pas comme anormal, ou le vivrait moins, s’il ne lisait pas cette anormalité en permanence dans le regard des badauds.

Le handicap ne vient pas du déficient (pp.153-155)

Au sein du grand public, le handicap est souvent pensé comme synonyme de déficience. Dans un article marquant de 1977, intitulé : « À s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap », Bernard Mottez proposait une autre définition du handicap : c’est « l’ensemble des lieux et des rôles sociaux desquels un individu ou une catégorie d’individus se trouvent exclus en raison d’une déficience physique ». Le handicap est ici défini par des lieux ou des rôles et non par des infirmités. Nous devons penser le handicap comme produit par un rapport à un lieu physique particulier (par exemple, très mal conçu) ou par un rapport à une personne (par exemple, qui ne fait aucun effort vers vous). Dans cette perspective, chacun (porteur d’une infirmité ou non) découvre qu’il peut jouer un rôle. Il faut lutter contre les situations où un individu ou une catégorie d’individus se trouvent exclus en raison d’une déficience. Ce sont les habitations totalement inadaptées qui rappellent sans cesse aux personnes handicapées qu’elles sont différentes. Il faudra donc s’attaquer aux dispositions architecturales (impossibilités d’accès), aux problèmes de luminosité, de taille d’affichage (difficultés de visualisation), etc. Si en effet les accès aux trottoirs, bus, collèges, lycées, mairies se font bien, la déficience peut rester la même, mais le handicap a diminué. Si j’ai des problèmes de vision mais que la mairie a fait travailler des experts de la déficience visuelle sur la luminosité des affichages, alors mon handicap diminue. De la même façon, si j’ai certains problèmes d’audition mais qu’ont été réalisés des traitements acoustiques adéquats dans le bâtiment municipal. Plus nos déficiences sont grandes, plus les structures spatiales et architecturales peuvent être déterminantes dans leur prévention, leur réduction ou leur aggravation.

L’espace de nos quartiers et appartements est actuellement compartimenté, dimensionné selon les normes conçues pour la population active, valide, mobile et solvable. La société contemporaine doit cependant faire face à de nouveaux défis. La structure de la population française se modifie, avec un nombre plus important de personnes âgées – ce qui pourrait apporter un net bénéfice collatéral pour les personnes handicapées. Les adaptations de l’environnement social deviennent impératives et en même temps leur coût semble de plus en plus rédhibitoire. La pratique des modifications par rapport à un modèle initial commence à avoir un coût qui dépasse les limites des budgets sociaux actuels : une logique de réparation est en effet toujours plus coûteuse qu’une logique d’anticipation. Face à la raréfaction des moyens, la demande provenant des personnes plus âgées ou en situation de handicap ne peut recevoir de réponse que si elle se fond dans l’ensemble des autres demandes sociales. L’approche globale a donc son rôle à jouer dans les grands projets de ville durable, de ville saine et d’économie d’énergie. Les espaces doivent être dotés de dispositions architecturales qui, tout en étant destinées à des utilisateurs en situation de déficiences psychiques ou physiques, peuvent offrir à l’ensemble des usages une plus-value qualitative (…).

La lutte pour une réduction du handicap sera relationnelle. Nous devons tous progresser dans nos relations avec les autres. C’est dès le départ, c’est dans la législation que l’on doit penser un environnement social selon des potentialités d’adaptation évolutives. C’est en particulier à ce niveau que l’on doit faire passer le handicap de la sphère privée, familiale, à la sphère publique, en l’appréhendant comme une nouvelle manière de concevoir la vie ensemble avant d’être un problème qui ne concerne que les personnes et les familles touchées. Le bus à plancher surbaissé avait été conçu pour les personnes à mobilité réduite et constitue, désormais, une plus-value qualitative pour toutes les autres usagers des transports publics, notamment ceux qui se promènent avec la poussette du bébé, ou ceux qui provisoirement pâtissent d’une jambe cassée ou de toute autre difficulté.

Conclusion (pp.161-164)

L’individu d’aujourd’hui se voudrait souverain de lui-même et n’avoir aucun compte à rendre à personne. Quelle fatuité ! Aucun humain ne se suffit à lui-même. L’anthropologie philosophique doit réaffirmer que l’homme est relation. Dans une société où se propage l’idée inquiétante qu’il est souhaitable d’augmenter l’homme dans ses capacités, de le compléter dans ses performances grâce à la science, voire de le redéfinir, la personne handicapée peut jouer le rôle de grain de sable qui enraye la machine.

Les handicapés nous font peur parce qu’ils sont la caricature vivante de ce que nous sommes et de ce que nous ne voulons pas accepter d’être : imparfaits. Nous sommes imparfaits. (…) Chacun d’entre nous a des handicaps plus ou moins visibles. Nous avons tous nos échecs secrets et nous avons donc tous un travail de deuil à faire par rapport à la représentation de nous-même comme parfaitement « performants ». La personne handicapée réactive la blessure de mes insuffisances, celles que je ne veux pas voir pour croire à mes divinités païennes : la toute-puissance, l’efficacité et la beauté. Je dois apprendre à percevoir la vulnérabilité comme une richesse et non comme quelque chose de menaçant. On apprend bien à accepter ses défauts et parfois à les aimer. (…)

Qu’est-ce qu’un handicapé ? Celui qui rassure le badaud de sa normalité propre et de sa solide identité. Celui qui voudra dépasser le regard du badaud pourra se voir en miroir dans la personne en situation de handicap. Notre identité est un acquis plus fragile qu’il n’y paraît. Soyons donc ouverts à la fragilité qui est si proche de nous-même.  La personne handicapée ne fait que révéler objectivement une figure possible de l’étrangeté. Elle offre en même temps la possibilité pour chacun de nous de reconnaître la part d’étrangeté qui est la nôtre. (…)

La confrontation avec le handicap peut nous aider à sortir de nous-même. Le handicap nous dit qu’il y a des manières différentes d’être humain. Mais les personnes handicapées sont des humains à part entière. Elles doivent donc pouvoir assumer la condition humaine dans toute son extension.

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