Supposons que nous lisions un récit des terribles souffrances éprouvées par un groupe de personnes. Si nous avons un peu d’humanité, nous serons vraisemblablement émus par notre lecture. Le récit va probablement éveiller ou réveiller des sentiments de colère, d’horreur, de consternation ou de violence et, si nous avons des âmes sensibles, nous pouvons fort bien être émus jusqu’aux larmes. Nous pouvons même éprouver de la peine.
Supposons maintenant que nous découvrions que ce récit est faux. S’il a été la cause de notre peine, nous ne pouvons pas continuer à l’éprouver. Alors même que le récit a fait son effet, si l’on nous dit qu’il est faux, et que nous en venons à le penser faux, pleurer devient impossible, à moins qu’il ne s’agisse de larmes de rage. Si nous n’apprenons qu’après coup la fausseté du récit, nous nous sentirons bernés, dupés, d’avoir été ainsi émus jusqu’aux larmes. (…)
Disons qu’un de nos amis, un acteur, nous invite à le voir simuler la douleur extrême, l’agonie. Il se tord de douleur et gémit. Si nous savons que ce n’est qu’un jeu, pouvons-nous être émus jusqu’aux larmes ? Sûrement pas. Nous pouvons certes être embarrassés, (…) mais tant que nous sommes convaincus que ce n’est qu’un jeu, qu’il ne souffre pas réellement, ses souffrances ne peuvent pas nous émouvoir ; il semble invraisemblable et même inintelligible que nous puissions être émus jusqu’aux larmes par sa représentation de l’agonie. La seule chose que nous semblons pouvoir faire est peut-être d’applaudir cette mise en scène si elle est réaliste ou convaincante et, à défaut, la critiquer.
RADFORD, “Comment pouvons-nous être émus par le destin d’Anna Karénine ?” (1975)