Il y a, dans le sens commun, une tendance à croire que le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d’une manière générale, devraient être répartis en fonction du mérite moral. La justice, c’est le bonheur selon la vertu.
Bien que l’on reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être complètement réalisé, il passe pour être la conception correcte de la justice distributive, du moins comme première approximation, et la société devrait essayer de le réaliser, dans la mesure où les circonstances le permettent. Or [ma] théorie de la justice comme équité rejette ce point de vue. (…) Un juste système doit répondre à des attentes auxquelles les hommes ont droit ; il satisfait leurs attentes légitimes, fondées par les institutions sociales. Mais ce à quoi ils ont droit n’est pas proportionnel à – ni dépendant de – leur valeur intrinsèque. Les principes de la justice qui gouvernent la structure de base et qui précise les devoirs et les obligations des individus ne mentionnent pas le mérite moral et la répartition ne tend pas du tout à le refléter. (…)
Aucun des principes de la justice ne vise à récompenser la vertu. Les suppléments de salaire gagnés grâce à des talents naturels rares, par exemple, doivent couvrir les frais de formation et encourager les efforts d’apprentissage ainsi qu’orienter les capacités là où elles sont le plus utiles à l’intérêt commun. La répartition qui en découle n’est pas liée à la valeur morale, puisque les dons initiaux de la nature et les contingences de leur développement dans l’enfance sont arbitraires d’un point de vue moral. Le précepte qui, intuitivement, semble se rapprocher le plus de la récompense du mérite moral est celui de “à chacun selon son effort” ou peut-être encore mieux “à chacun selon son effort consciencieux”. Cependant, à nouveau, il semble clair que l’effort qu’un individu est désireux de faire est influencé par ses capacités et ses talents naturels ainsi que par les possibilités qui s’offrent à lui. Les mieux doués ont plus de chance, toutes choses égales par ailleurs, de faire un effort consciencieux et il semble qu’il n’y ait pas moyen de ne pas tenir compte de leur avantage sur les autres. L’idée de récompenser le mérite n’est pas réalisable.
John RAWLS, Théorie de la justice (1971), pp.348-350
Questions de compréhension :
- Que pensent les partisans du mérite moral ? Expliquez leur argumentation.
- Expliquez à l’aide d’un exemple pourquoi Rawls rejette le critère du mérite moral.
- Selon Rawls, la justice doit-elle tenir compte du mérite de chacun ?