Il s’ensuit de ces premières observations que l’effet général du spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il semblerait que cet effet se bornant à charger et non changer les moeurs établies, la comédie serait bonne aux bons et mauvaise aux méchants. Encore dans le premier cas resterait-il toujours à savoir si les passions trop irritées ne dégénèrent point en vices. Je sais que la poétique du théâtre prétend faire tout le contraire, et purger les passions en les excitant : mais j’ai peine à bien concevoir cette règle. Serait-ce que pour devenir tempérant et sage, il faut commencer par être furieux et fou? (…)
Il ne faut (…) que consulter l’état de son coeur à la fin d’une tragédie. L’émotion, le trouble, et l’attendrissement qu’on sent en soi-même et qui se prolonge après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et à régler nos passions ? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l’habitude et qui reviennent si souvent sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ? Pourquoi lʼimage des peines qui naissent des passions, effacerait-elle celle des transports de plaisir et de joie quʼon en voit aussi naître, et que les auteurs ont soin dʼembellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, quʼune seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre lʼune par lʼautre nʼest quʼun moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes? Le seul instrument qui serve à les purger est la raison, et jʼai déjà dit que la raison nʼavait nul effet au théâtre. (…)
J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur ; soit, mais quelle est cette pitié ? Une émotion passagère et vaine qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions, une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des maux qu’il n’avait pas faits lui-même. (…)
Si, comme le pense Diogène Laërce, le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables, si les imitations du théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne le ferait la présence même des objets imités, c’est moins, comme le pense l’Abbé Du Bos, parce que les émotions sont plus faibles et ne vont pas jusqu’à la douleur que parce qu’elles sont pures et sans mélange d’inquiétude pour nous-mêmes. En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence et dont nous sommes bien aises d’être exemptés.
ROUSSEAU, Lettre à M. D’Alembert (1758), §§19, 21, 26