
[§10] (…) Le loisir est indispensable à la civilisation, et, jadis, le loisir d’un petit nombre n’était possible que grâce au labeur du grand nombre. Mais ce labeur avait de la valeur, non parce que le travail est une bonne chose, mais parce que le loisir est une bonne chose. Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans porter préjudice à la civilisation.
[§11] La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. La preuve en fut faite durant la guerre. Au cours de celle-ci, tous les hommes mobilisés sous les drapeaux, tous les hommes et toutes les femmes affectés soit à la production de munitions, soit encore à l’espionnage, à la propagande ou à un service administratif relié à la guerre, furent retirés des emplois productifs. Malgré cela, le niveau de bien-être matériel de l’ensemble des travailleurs non spécialisés du côté des Alliés était plus élevé qu’il ne l’était auparavant ou qu’il ne l’a été depuis. (…) La guerre a démontré de façon concluante que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations modernes en n’exploitant qu’une part minime de la capacité de travail du monde actuel. Si, à la fin de la guerre, cette organisation scientifique (laquelle avait été mise au point pour dégager un bon nombre d’hommes afin qu’ils puissent être affectés au combat ou au service des munitions) avait été préservée, et si on avait pu réduire à quatre le nombre d’heures de travail, tout aurait été pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux système chaotique où ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées tandis qu’on abandonnait le reste au chômage et à la faim. Pourquoi ? Parce que le travail est un devoir et que le salaire d’un individu ne doit pas être proportionné à ce qu’il produit, mais proportionné à sa vertu, laquelle se mesure à son industrie.
[§12] On reconnaît la morale de l’État esclavagiste, mais s’appliquant cette fois dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec celles dans lesquelles celui-ci a pris naissance. Comment s’étonner que le résultat ait été désastreux ? Prenons un exemple. Supposons qu’à un moment donné, un certain nombre de gens travaillent à fabriquer des épingles. Ils fabriquent autant d’épingles qu’il en faut dans le monde entier, en travaillant, disons, huit heures par jour. Quelqu’un met au point une invention qui permet au même nombre de personnes de faire deux fois plus d’épingles qu’auparavant. Bien, mais le monde n’a pas besoin de deux fois plus d’épingles : les épingles sont déjà si bon marché qu’on n’en achètera guère davantage même si elles coûtent moins cher. Dans un monde raisonnable, tous ceux qui sont employés dans cette industrie se mettraient à travailler quatre heures par jour plutôt que huit, et tout irait comme avant. Mais dans le monde réel, on craindrait que cela ne démoralise les travailleurs. Les gens continuent donc à travailler huit heures par jour, il y a trop d’épingles, des employeurs font faillite, et la moitié des ouvriers perdent leur emploi. Au bout du compte, la somme de loisir est la même dans ce cas-ci que dans l’autre, sauf que la moitié des individus concernés en sont réduits à l’oisiveté totale, tandis que l’autre moitié continue à trop travailler. (…)
[§17] Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu’on ait recours à un minimum d’organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis parce qu’ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir. En Amérique, les hommes font souvent de longues journées de travail même s’ils sont déjà très à l’aise ; de tels hommes sont naturellement indignés à l’idée que les salariés puissent connaître le loisir, sauf sous la forme d’une rude punition pour s’être retrouvés au chômage. (…)
[§18] Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, est le produit de la civilisation et de l’éducation. Un homme qui a fait de longues journées de travail toute sa vie s’ennuiera s’il est soudain livré à l’oisiveté. Mais sans une somme considérable de loisir à sa disposition, un homme n’a pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie. Il n’y a plus aucune raison pour que la majeure partie de la population subisse cette privation ; seul un ascétisme irréfléchi, qui s’exerce généralement par procuration, entretient notre obsession du travail excessif à présent que le besoin ne s’en fait plus sentir. (…)
[§25] On dira que, bien qu’il soit agréable d’avoir un peu de loisir, s’ils ne devaient travailler que quatre heures par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n’aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient capables d’une gaieté et d’un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l’efficacité. L’homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi. Les gens sérieux, par exemple, condamnent continuellement l’habitude d’aller au cinéma, et nous disent que c’est une habitude qui pousse les jeunes au crime. Par contre, tout le travail que demande la production cinématographique est respectable, parce qu’il génère des bénéfices financiers. L’idée que les activités désirables sont celles qui engendrent des profits a tout mis à l’envers. Le boucher, qui vous fournit en viande, et le boulanger, qui vous fournit en pain, sont dignes d’estime parce qu’ils gagnent de l’argent ; mais vous, quand vous savourez la nourriture qu’ils vous ont fournie, vous n’êtes que frivole, à moins que vous ne mangiez dans l’unique but de reprendre des forces avant de vous remettre au travail. De façon générale, on estime que gagner de l’argent, c’est bien, mais que le dépenser, c’est mal. Quelle absurdité, si l’on songe qu’il y a toujours deux parties dans une transaction : autant soutenir que les clés, c’est bien, mais les trous de serrure, non. Si la production de biens a quelque mérite, celui-ci ne saurait résider que dans l’avantage qu’il peut y avoir à les consommer. Dans notre société, l’individu travaille pour le profit, mais la finalité sociale de son travail réside dans la consommation de ce qu’il produit. C’est ce divorce entre les fins individuelles et les fins sociales de la production qui empêche les gens de penser clairement dans un monde où c’est le profit qui motive l’industrie. Nous pensons trop à la production, pas assez à la consommation. De ce fait, nous attachons trop peu d’importance au plaisir et au bonheur simple, et nous ne jugeons pas la production en fonction du plaisir qu’elle procure au consommateur.
[§26] Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Dans un tel système social, il est indispensable que l’éducation soit poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est actuellement pour la plupart des gens, et qu’elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment. Je ne pense pas principalement aux choses dites “pour intellos”. Les danses paysannes, par exemple, ont disparu, sauf au fin fond des campagnes, mais les impulsions qui ont commandé à leur développement doivent toujours exister dans la nature humaine. Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc. Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active. (…)
[§29] Dans un monde où personne n’est contraint de travailler plus de quatre heures par jour, tous ceux qu’anime la curiosité scientifique pourront lui donner libre cours, et tous les peintres pourront peindre sans pour autant vivre dans la misère en dépit de leur talent. Les jeunes auteurs ne seront pas obligés de se faire de la réclame en écrivant des livres alimentaires à sensation, en vue d’acquérir l’indépendance financière que nécessitent les œuvres monumentales qu’ils auront perdu le goût et la capacité de créer quand ils seront enfin libres de s’y consacrer. Ceux qui, dans leur vie professionnelle, se sont pris d’intérêt pour telle ou telle phase de l’économie ou du gouvernement, pourront développer leurs idées sans s’astreindre au détachement qui est de mise chez les universitaires, dont les travaux en économie paraissent souvent quelque peu décollés de la réalité. Les médecins auront le temps de se tenir au courant des progrès de la médecine, les enseignants ne devront pas se démener, exaspérés, pour enseigner par des méthodes routinières des choses qu’ils ont apprises dans leur jeunesse et qui, dans l’intervalle, se sont peut-être révélées fausses.[§30] Surtout, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. Il y aura assez de travail à accomplir pour rendre le loisir délicieux, mais pas assez pour conduire à l’épuisement. Comme les gens ne seront pas trop fatigués dans leur temps libre, ils ne réclameront pas pour seuls amusements ceux qui sont passifs et insipides. Il y en aura bien 1% qui consacreront leur temps libre à des activités d’intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes.
Bertrand RUSSELL, Eloge de l’oisiveté (1932)
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