Sandel : Jusqu’où faut-il augmenter les capacités humaines ?

    Si la révolution génétique érode notre appréciation du caractère donné des capacités et accomplissements humains, elle transformera trois éléments essentiels de notre paysage moral : l’humilité, la responsabilité et la solidarité.

     Dans un univers social qui valorise la maîtrise et le contrôle, être parent est une école d’humilité. L’amour profond que nous portons  à nos enfants, en dépit du fait que nous ne puissions pas choisir le type d’enfant que nous voulons, apprend aux parents à rester ouverts à l’imprévisible. Cette ouverture est une disposition qu’il vaut la peine d’affirmer, non seulement au sein des familles mais aussi dans le reste du monde. Elle nous invite à supporter l’inattendu, à vivre avec les dissonances, à freiner notre désir de contrôle. Un monde tel que le décrit Bienvenue à Gattaca, dans lequel les parents ont pris l’habitude de spécifier le sexe et les caractéristiques génétiques de leurs enfants, serait un univers hostile à l’imprévisible, une sorte de monde entièrement clos et replié sur lui-même.

Les racines sociales de l’humilité seraient aussi sapées si les gens prenaient l’habitude de s’améliorer eux-mêmes par la génétique. La conscience que nos talents et capacités ne dépendent pas que de nous restreint notre tendance à la démesure. Si le génie génétique donnait une réalité au mythe de l’homme fils de ses œuvres, il serait difficile de voir nos talents comme des dons pour lesquels nous sommes redevables plutôt que comme des accomplissements dont nous serions responsables. (Les enfants génétiquement améliorés resteraient bien entendu redevables plutôt que responsables de leurs traits génétiques, mais c’est envers leurs parents qu’ils seraient redevables, plutôt qu’envers la nature, le hasard ou Dieu.)

On pense parfois que l’augmentation génétique efface la responsabilité humaine en négligeant l’effort. Mais le véritable problème est l’expansion, non l’effacement, de la responsabilité. Tandis que l’humilité disparaît, la responsabilité prend des proportions effrayantes. Nous attribuons moins au hasard et plus au choix. Les parents ont la responsabilité de choisir, ou de ne pas parvenir à choisir, les bonnes caractéristiques génétiques pour leurs enfants. Les sportifs ont la responsabilité d’acquérir, ou de ne pas parvenir à acquérir, les talents qui aideront leur équipe à gagner.

L’une des raisons pour lesquelles nous pouvons nous estimer heureux de nous considérer comme les créatures de la nature, de Dieu ou du hasard, est que nous ne sommes pas complètement responsables de ce que nous sommes. Plus nous nous rendons maîtres de nos attributs génétiques, plus s’alourdit notre responsabilité quant aux talents dont nous disposons et à la manière dont nous les mettons en œuvre. Aujourd’hui, quand un joueur de basketball manque une balle au rebond, son entraîneur peut lui reprocher de ne pas avoir été en position. Demain l’entraîneur pourrait reprocher au sportif d’être trop petit. (…)

Paradoxalement, l’expansion de notre responsabilité quant à notre sort et à celui de nos enfants pourrait diminuer notre sens de la solidarité avec ceux qui ont eu moins de chance que nous. Considérons l’exemple des assurances. Plus nous sommes conscients de la nature aléatoire de notre condition, plus nous avons de raisons de partager notre sort avec les autres. Comme les gens ne savent pas si ou quand divers maux vont les affecter, ils mutualisent les risques en souscrivant à des assurances-santé et des assurances-vie. Dans le jeu des hasards de la vie, ceux qui sont en bonne santé finissent par soutenir financièrement ceux qui ne le sont pas, et ceux qui vivent jusqu’à un âge avancé finissent par soutenir les familles de ceux qui sont morts prématurément, ce qui en somme revient à une mutualité par inadvertance. Même sans ressentir d’obligation mutuelle, les individus mutualisent les risques et les ressources et partagent leur sort.

Mais les marchés des assurances imitent la pratique de la solidarité seulement dans la mesure où les souscripteurs ne connaissent pas ou ne contrôlent pas leurs facteurs de risques. Supposons que les tests génétiques progressent jusqu’à pouvoir prédire de manière fiable le parcours médical et l’espérance de vie de chaque individu. Ceux qui seraient certains d’avoir une bonne santé et une vie longue se dissocieraient du reste de la communauté, ce qui ferait monter en flèche le prix des cotisations pour ceux à qui l’on prédit une mauvaise santé. L’apparence solidariste de l’assurance s’effacerait dès que ceux qui sont dotés de bons gènes fuiraient la compagnie de ceux qui sont, aux yeux des actuaires, affligés de mauvais gènes. (…)

C’est donc là que réside le lien entre solidarité et don : une conscience aiguë de la contingence de nos dons – la conscience qu’aucun de nous n’est complètement responsable de son succès – permet d’empêcher une société méritocratique de se laisser aller à croire avec suffisance que le succès couronne la vertu, et que les riches sont riches parce qu’ils sont plus méritants que les pauvres.

Si le génie génétique nous permettait de dépasser la loterie génétique, de remplacer le hasard par le choix, alors le caractère donné des compétences et réussites humaines reculerait, et avec lui, peut-être, notre capacité à nous voir comme partageant un sort commun. Ceux qui réussissent seraient encore plus susceptibles qu’ils ne le sont maintenant de se considérer comme les fils de leurs œuvres, des individus auto suffisants et par là seuls responsables de leur propre succès. Ceux qui, en revanche, se trouvent aux échelons les plus bas de la société seraient considérés non plus comme désavantagés, et donc méritant des mesures de compensation, mais comme des individus simplement inadaptés, méritant donc une réparation eugénique. La méritocratie, qui serait moins tempérée par le hasard, en deviendrait plus dure, moins tolérante. De même qu’une connaissance génétique parfaite mettrait fin au simulacre de solidarité sur le marché des assurances, de même un contrôle parfait de la génétique porterait atteinte à la solidarité véritable qui apparaît quand les hommes et les femmes songent à la contingence de leurs talents et fortunes.

Michael J. SANDEL, Contre la perfection (2007), 5, pp.163-175

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