À l’origine, le « développement » était présenté comme un projet postcolonial, ouvrant la possibilité au monde entier d’adopter le modèle de progrès de l’Occident moderne colonisateur, sans toutefois subir l’assujettissement et l’exploitation caractéristiques du colonialisme. Cela reposait sur le postulat que le progrès « à l’occidentale » était accessible à tous. Le développement, compris comme l’amélioration du bien-être de chacun, supposait donc l’occidentalisation des critères économiques – des besoins, de la productivité, de la croissance. (…)
Le développement n’était plus que la continuation du processus colonisateur, le prolongement du projet d’enrichissement conçu par le patriarcat occidental moderne, reposant sur l’exploitation et l’exclusion des femmes (y compris dans le monde occidental), sur l’exploitation et la dégradation de la nature, et sur l’exploitation et l’érosion des autres cultures. Un tel « développement » ne pouvait qu’être destructeur pour les femmes, la nature et les cultures minoritaires. C’est pourquoi, partout dans le tiers-monde, les femmes, les paysans et les populations tribales luttent pour se libérer du « développement » au même titre que les générations précédentes ont lutté pour se libérer du colonialisme. (…)
Le rôle productif des femmes a été brisé de deux manières : la gestion et le contrôle de la terre, de l’eau et des forêts leur ont été retirés, et la destruction écologique des sols, de l’eau et des systèmes végétaux a diminué la fertilité de la nature et sa capacité à se renouveler. Si la subordination des femmes et le patriarcat sont les formes d’oppression les plus anciennes au monde, elles ont pris une tournure nouvelle et plus violente à travers le développement. La logique patriarcale, selon laquelle destruction équivaut à « production » et régénération de la vie à « passivité », menace la survie des populations. Associer la passivité à la « nature » de la nature et des femmes revient à nier l’activité de la nature et de la vie. (…)
Un cours d’eau stable et propre ne constitue pas, de ce point de vue, une ressource productive : il doit être « développé » à l’aide de barrages pour mériter cette appellation. De même, le travail des femmes qui considèrent ce cours d’eau comme un bien commun et se le partagent pour satisfaire les besoins en eau de leur famille et de la communauté n’est pas réputé productif : ce n’est que par le truchement de l’homme ingénieur que la gestion et l’utilisation de l’eau deviennent des activités productives. Quant aux forêts naturelles, elles demeurent improductives tant qu’elles ne sont pas transformées en plantations monoculturales d’espèces commerciales. C’est ainsi que le développement équivaut à un mal-développement, amputé qu’il est du principe féminin de conservation et d’harmonie avec la nature. La non-prise en compte de la capacité de la nature à se régénérer et de celle des femmes à produire de la nourriture et à satisfaire les besoins vitaux est un aspect central du mal-développement, qui voit dans toute tâche ne générant ni profits ni capitaux un travail improductif. Comme l’a souligné la sociologue et féministe Maria Mies, ce concept du surplus découle d’un parti pris patriarcal, car du point de vue des femmes et de la nature, il ne s’agit pas d’une quantité produite en plus des besoins de la communauté, mais volée et arrachée de force à la nature (qui a besoin d’une partie de ses fruits pour se régénérer) et aux femmes (qui ont besoin d’une partie de la récolte naturelle pour nourrir les leurs et assurer leur survie).
Vandana SHIVA, Restons vivantes (2010), chapitre 1