La psychologue Françoise Sironi a expertisé Duch, responsable de la prison S-21, connue pour ses tortures et ses exécutions de masse au service de l’Angkar, le parti des Khmers rouges au Cambodge (1975-1979).
Quel que soit le degré de responsabilité, de commanditaire à exécutant, on ne naît pas auteur de crimes contre l’humanité, on le devient. Et, avant de le devenir, le tortionnaire, le génocidaire qui déshumanise l’autre, a toujours et d’abord déjà été déshumanisé lui-même. Le criminel contre l’humanité a d’abord éradiqué toute individualité, toute humanité en lui, avant de les nier chez l’autre. (…)
Chez Duch, la désempathie est la résultante d’une répression précoce des émotions et des affects. Ceux-ci ne sont pas refoulés, ils font l’objet d’un traitement cognitif bien plus puissant : ils ne peuvent même pas exister. Ils ont été éradiqués à la base. Ce fonctionnement psychique préexistait, chez lui, à la fabrication khmère rouge. Celle-ci s’ajoute aux précédentes. Son fonctionnement psychique est donc surdéterminé par plusieurs facteurs.
D’abord par la désempathie, qui puise ses racines dans son enfance. Elle est concomitante au renoncement à avoir une identité propre. Le facteur culturel joue un rôle : la répression de tout ce qui appartient à la vie subjective est, en effet, culturellement valorisée au Cambodge et en Chine. Puis, il y a le modèle éducatif « à la dure » qui est renforcé par des facteurs sociaux : une situation matérielle difficile marquée par le travail incessant. Tous les membres du groupe familial participent au maintien en vie de celui-ci. Duch a de ce fait été scolarisé tardivement, soit à 9 ans. Il y a également la situation d’acculturation (lorsque le jeune homme qu’il était est entré en contact avec des groupes sociaux différents de son monde) qui a produit un manque de confiance en lui et un sentiment d’infériorité. La rencontre avec le stoïcisme et le cynisme va continuer de façonner l’identité de Duch dans le sens d’une construction désempathique du rapport au monde et à autrui. Puis, ce sera le façonnage psychologique par le régime khmer rouge, fait de répression de toute individualité et de valeurs stoïciennes. L’initiation à la désempathie sera parachevée. Un révolutionnaire se devait de n’avoir aucun sentiment pour n’être qu’un outil au service de l’Angkar. (…)
Mais cela ne suffit pas pour « fabriquer » un criminel. Il faut la participation d’un marqueur psychique irréversible pour désaffilier un sujet de ses groupes d’appartenance préalables et le réaffilier à un nouveau groupe d’appartenance, celui des tueurs déjà déshumanisés. La déshumanisation du bourreau procède d’un rituel initiatique. (…)
Chez Duch, ce passage entre l’humain et le machinique, entre l’humain et le non-humain, a également eu lieu. L’idéologie, la peur, le besoin de reconnaissance ont cimenté l’étanchéité entre le percept, l’affect et la pensée. (…)
Les auteurs de crimes contre l’humanité ont « accepté » de réduire leur conscience, leur humanité faite de multiplicité et de complexité, à une chose simple. Ils ont « accepté » de devenir des êtres mécaniques et obéissant au-delà ou en deçà de toute justification théorique. Mais qui est « je » dans cette acceptation ? Qui parle, qui agit ? L’homme qui commet des crimes contre l’humanité est la résultante d’un processus, d’une initiation, d’un façonnage et d’un ajustement internes et externes. Cela n’oblitère assurément pas sa responsabilité individuelle, d’un point de vue juridique.
Françoise SIRONI, Comment devient-on tortionnaire ? (2017), 2, 7
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