Dans ce texte, Starhawk critique le langage de la “mise à distance”, et propose de le remplacer par le langage de la magie.
Le langage donne corps et donne forme à nos modes de pensée culturels. « Je suis en train d’écrire un roman sans substantifs », a dit la poète Meridel Le Sueur lors d’une conférence privée. « Les substantifs viennent du patriarcat, ils nous séparent des choses en nommant la chose et en faisant d’elle un objet. Les langages indiens américains n’ont pas de substantifs, mais seulement des relations. Nous mettrons peut-être un millier d’années pour y parvenir, mais nous pouvons commencer. » Le langage que nous utilisons crée le contexte de tout ce que nous disons. Une rose ne sentirait pas aussi bon sous un autre nom. Si je l’appelle une Rosa rosaceae, je l’enlève du contexte des jardins et du clair de lune, et la place dans une atmosphère de fiches, de graphiques, de tubes à essais et de classifications botaniques. Si vous me dites que j’ai l’air triste, vous le faites dans un contexte différent que si vous me dites que j’ai une dépression anaclitique provenant de manques de gratification au cours de la sous-phase symbiotique du développement !
Le langage distribue le pouvoir. Le mot triste est un mot que je peux utiliser pour moi-même, il me donne le pouvoir de nommer et donc de m’approprier mes propres sentiments. Notez qu’il s’agit d’un adjectif. Il décrit quelque chose que je suis en train de faire (de sentir). Il est relationnel. L’expression dépression anaclitique est utilisée par les professionnels quand ils parlent de personnes autres qu’eux-mêmes. Elle peut être utile. Elle est peut-être associée à une catégorie de diagnostics plus précise, à une histoire implicite plus complète que triste. Mais elle est utile aux professionnels, pas à moi. Elle ne me donne pas le pouvoir d’entrer en contact avec ma sensation, car elle transforme ma sensation en objet, en condition, quelque chose que j’ai et dont je suis donc mise à distance, à laquelle je suis étrangère, de la même manière que je suis distincte des personnes qui utilisent le terme à mon propos.
Il y a un corollaire au principe que la connaissance du nom de la chose nous donne le pouvoir d’agir avec cette chose. C’est ceci : les noms que nous choisissons, le langage que nous utilisons ont aussi du pouvoir avec nous et nous donnent forme. Les noms font corps avec des manières de penser. Ils charrient à la fois l’idée et le contexte. Quand nous choisissons un nom faux, nous mettons une idée dans un faux contexte, et elle change de forme, devient peut-être quelque chose que nous ne voulions pas. Et parce que notre langage a été lui-même formé par la culture de la mise à distance, dès que nous choisissons des noms qui font que les choses ont l’air agréables, acceptables, admirables, respectables, académiquement solides, scientifiques, nous sommes presque toujours en train de replacer la chose que nous nommons dans le contexte de la mise à distance – et de lui enlever son pouvoir en diminuant le nôtre, en nous aliénant à nouveau. Les noms des formes de pensée de l’immanence, les noms porteurs de pouvoir sonnent souvent simples, enfantins ou menaçants, quelquefois amusants. Ce sont des mots dérangeants, magie par exemple. Ou sorcière. (…)
Le langage véhicule aussi des métaphores ; ces métaphores, les images que nous utilisons, donnent forme à nos pensées et nos actions. Les formes de pensée de la mise à distance peuvent se manifester dans notre langage par des métaphores, et ces métaphores renforcent les formes de pensée et les modèles qui rétrécissent nos esprits.
(…) Rien ne change en effet si la forme, la structure, le langage ne changent pas aussi. Pour travailler la magie, nous commençons par fabriquer de nouvelles métaphores. Sans nier la lumière, nous réhabilitons l’obscur : la terre fertile où la graine cachée se tient prête à germer, le pouvoir invisible qui se lève en nous, l’obscurité du corps humain sacré, les profondeurs de l’océan, la nuit – quand nos sens s’avivent ; nous nous réapproprions toutes les parties de nous-mêmes que nous avons poussées dans le noir. Au lieu d’illumination nous commençons à parler d’approfondissement, de descendre aussi bien que de monter. Nous nous souvenons que dans les vieux mythes l’entrée du royaume de l’esprit se faisait à travers la montagne des fées, la grotte, la fente, la fissure dans la terre, la porte, le passage vaginal. Nous l’appelons le monde du dessous, et nous y entrons pour chercher nos visions.
La magie au travail est elle-même un langage, un langage d’actions et d’images, de choses plutôt que d’abstractions. Ces choses ne sont pas vues comme des objets mais comme des manifestations de conscience. La magie parle aux parts profondes de nous-mêmes qui ont été formées avant que nous ne connaissions les abstractions.
Tandis que le langage des mots, des abstractions, des concepts est déterminé par la culture et tend à se mouvoir parmi les formes de pensée de la culture, le langage des choses et des images peut nous emmener plus profond si nous nous ouvrons à lui.
Les contextes des images et des récits ont été tordus pour raconter les récits du patriarcat, mais si nous laissons les choses elles-mêmes nous parler, dans la complexité et la richesse de leurs existences, nous défaisons ces torsions – ou plutôt nous plongeons sous les canaux aux berges bétonnées de la conscience et atteignons la rivière souterraine qui est à sa source. (…)
Ou bien je m’intéresse à l’arbre. Je vois les branches nues de l’hiver faire pousser bourgeons verts, feuilles et floraisons ; je les vois gonfler en ce fruit qui est dans ma main, ce fruit qui est lui-même une graine. Et ainsi pour moi la constellation des choses apparaît comme une expérience du renouveau, et je le sens dans mon propre corps de femme, qui semble si vulnérable et si mortel ; je peux savoir, plus profondément qu’avec des mots, comment il se renouvelle lui-même. Mais pour vous l’expérience peut être quelque chose d’autre. Peut-être la femme, l’arbre et le fruit vous offrent-ils ombre, nourriture et réconfort. Peut-être m’offriront-ils un autre jour.
La magie qui marche est un langage très concret. Pour changer la conscience, pour quitter les formes de pensée de la mise à distance, nous commençons par ce que nous pouvons voir, toucher et tenir dans les mains, et nous y revenons toujours, sachant que ce qui est concret révèle l’intangible : l’énergie, le processus qui donne forme à ce qui peut être vu, que ce soit un serpent, une femme ou un arbre. Les choses révèlent dans leurs formes, dans leurs mouvements, le processus qui leur donne forme, comme les rochers révèlent par leurs rondeurs et leurs crevasses le mouvement de l’eau. C’est ce que nous signifions par immanence.
Apprendre la magie consiste surtout à apprendre à penser selon les choses, à expérimenter concrètement aussi bien qu’à penser abstraitement. Nous commençons tous notre vie, en tant qu’enfants, en pensant concrètement, mais cette capacité au lieu de se développer et de se raffiner quand nous grandissons est dévaluée dans notre culture au profit du raisonnement abstrait. Bien que les abstractions aient leur utilité, elles nous séparent des niveaux plus profonds de nos sensations. Réapprendre le langage des choses exige que nous reprenions contact avec nos émotions. Bien que cela semble ridiculement simple, cela peut être un processus long et difficile.
STARHAWK, Rêver l’obscur (1982), chapitre 2, pp.66-71