Stone : Quels droits avons-nous sur la nature ?

Le juriste américain Christopher Stone argumente contre un projet de la Walt Disney Company de construire une station de sports d’hiver en Californie dans la Mineral King Valley, célèbre pour ses séquoias.

Aucun objet naturel, qu’il soit un bien public ou qu’il soit situé sur un terrain privé, ne remplit un seul des trois critères qui caractérisent un sujet de droits. Ils ne peuvent pas eux-mêmes faire valoir leur propre droit en justice ; les dommages qui leur sont spécifiquement infligés ne comptent pas en tant que tels dans la détermination de l’issue du procès ; ils ne sont pas eux-mêmes bénéficiaires des indemnités. En sorte que, non seulement aux yeux de la common law, mais encore dans toutes les législations à l’exception des plus récentes, ils ont été traditionnellement considérés comme des objets dont l’homme pouvait faire la conquête, se rendre maître, pour les utiliser – un regard analogue à celui que la loi portait naguère sur la relation entre les « hommes » et les Noirs américains. Même là où des mesures spéciales ont été prises pour conserver l’environnement, par la définition de saisons de chasse, et de limites à l’exploitation forestière, celles-ci avaient pour fin première de le conserver pour nous – pour le plus grand bien du plus grand nombre d’humains. (…)

Il n’est ni inévitable, ni sage, que les objets naturels soient privés du droit de demander réparation en leur nom propre. Cela n’avance à rien de dire que les fleuves et les forêts ne peuvent pas intenter une action en justice sous prétexte qu’ils ne peuvent pas parler. Les entreprises ne parlent pas davantage, non plus que les États, les domaines, les nouveau-nés, les personnes reconnues légalement incapables, les municipalités ou les universités. Des avocats parlent pour eux, de même qu’ils parlent tous les jours pour le citoyens ordinaires qui recourent à leurs services. On aurait tout intérêt, d’après moi, à accorder aux problèmes juridiques des objets naturels un traitement similaire à celui que reçoivent des personnes légalement incapables – les personnes en état végétatif par exemple. Si un être humain présente des signes avant-coureurs de sénilité, et qu’il a la charge d’affaires qu’il n’est plus capable de gérer, ceux à qui son bien-être importe peuvent exposer la situation devant un tribunal, qui reconnaîtra son incapacité juridique et donnera autorité à un tiers pour gérer ses affaires. Le tuteur (ou « administrateur », « curateur » – la terminologie est variable) le représentera désormais en justice. Lorsqu’une entreprise devient « incapable », les tribunaux désignent également une sorte de tuteur : ils nomment un syndic de faillite ou de restructuration chargé de superviser ses affaires, et de parler en son nom au tribunal si nécessaire.

Dans le même ordre d’idées, nous devrions avoir un système dans lequel l’ami d’un objet naturel, s’il considère que celui-ci est en danger, peut faire appel à un tribunal pour demander la mise en place d’une tutelle. (…)

Dans le cas d’une usine de papier située en bordure d’un lac, les principaux intéressés parmi les riverains pourraient intenter une action, et obliger un juge à mettre en balance, d’une part, leurs pertes totales, de l’autre, ce qu’il en coûterait à l’usine de s’équiper afin de ne plus polluer. Mais bien d’autres intéressés (et je ne parle encore que d’intérêts anthropocentriques reconnus) sont trop éparpillés, et peut-être affectés de manière « trop lointaine » pour qu’il vaille la peine d’en appeler à un avocat d’exiger réparation : le propriétaire d’une maison de vacances ou d’un hôtel, l’homme qui vend des hameçons et des appâts, celui qui loue des barques. Il n’y a aucune raison de ne pas permettre au lac de faire valoir les dommages qu’ils subissent, en guise de première appréciation de ceux que lui-même subit. Par là même, nous ferions de l’objet naturel, par l’intermédiaire de son tuteur, une entité juridique capable de rassembler l’ensemble de ces dommages éparpillés, qui sans cela seraient restés sans représentation, et de les porter devant la cour même dans les cas où, pour des raisons pratiques ou juridiques, ils n’auraient pas pu faire l’objet d’une action collective traditionnelle.

En effet, une manière – anthropocentrique – de se représenter ce que j’ai avancé jusqu’à présent, consiste à voir dans le tuteur de l’objet naturel le tuteur des générations futures, ainsi que de tous les contemporains qui autrement ne pourraient jouir d’une représentation juridique, quoiqu’il soient indirectement touchés par la dégradation de l’environnement.

Christopher STONE, « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » (1972), pp.46-47, 59-60

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